Le Devoir

Le Canada n’est donc pas un État laïque ?

Le maintien de la prière aux Communes place le gouverneme­nt fédéral en porte-à-faux avec la Cour suprême

- Daniel Baril Président du Mouvement laïque québécois

Au Canada, pays dont la Constituti­on reconnaît l’existence et même la suprématie de Dieu, le gouverneme­nt fédéral peut agir à l’encontre des décisions de sa Cour suprême en toute légalité. C’est ce qui vient à nouveau d’être illustré avec le déplorable vote sur le maintien de la prière à la Chambre des communes.

S’il faut en croire Justin Trudeau et plusieurs autres députés, tant libéraux que conservate­urs, la motion du Bloc québécois visant à remplacer la prière par un moment de réflexion n’était pas un réel enjeu. Pourtant, l’obligation faite au président de la Chambre des communes de réciter une prière, obligation inscrite dans les règles de procédure de la Chambre, est une négation manifeste de la neutralité religieuse de l’État à laquelle le gouverneme­nt du Canada prétend souscrire. Il est là, l’enjeu.

Si la laïcité n’est pas un enjeu, pourquoi tous les partis fédéraux, sauf le Bloc québécois, attaquent-ils constammen­t la loi québécoise sur la laïcité de l’État ? Pourquoi Jean Charest et Pierre Poilievre en font-ils un sujet de débat dans leur course à la chefferie ? Pourquoi Justin Trudeau et Jean Charest veulent-ils que le gouverneme­nt fédéral combatte cette loi devant la Cour suprême ?

En combattant la loi 21 et en votant pour le maintien de la prière, le message est clair : le Canada n’est pas un

État laïque et ses représenta­nts n’entendent pas respecter le principe de la séparation et de l’État et des religions.

Selon un autre argument invoqué pour maintenir la prière, le texte ne référerait à aucune dénominati­on religieuse et peut donc convenir à tous. À les entendre, cette prière ne serait pas vraiment une prière. C’est ce qu’ont défendu entre autres le ministre Steven Guilbeault et le constituti­onnaliste Benoit Pelletier. La position de ce dernier étonne dans la mesure où celui-ci s’est porté à la défense de la loi 21 en tant qu’expert devant la Cour supérieure. Il ne semble pas comprendre que la laïcité concerne au premier plan les règles de fonctionne­ment de l’État et de ses représenta­nts.

Ce qu’en dit la Cour suprême

Une telle prière viole même l’arrêt de la Cour suprême du Canada Mouvement laïque québécois contre Saguenay. Car la prière de la Chambre des communes est du même genre. Même expurgée de toute référence explicite au christiani­sme ou à toute autre confession, « cela ne change ni la nature ni la substance de la prière, déclare la Cour. Il s’agit […] d’une invocation à Dieu, lui attribuant les bénéfices accordés à la Ville et à ses citoyens, et lui demandant d’influencer les délibérati­ons du conseil ».

C’est exactement le cas de la prière de la Chambre des communes, qui invoque Dieu pour qu’il accorde aux élus « la sagesse, les connaissan­ces et la compréhens­ion » qui leur permettron­t de « prendre de sages décisions ».

Une telle invocation qui accorde une préférence à une vision déiste de la vie a pour effet de porter atteinte à la liberté de conscience des citoyens et à la neutralité religieuse de l’État, qui est « un impératif démocratiq­ue », ajoute la Cour.

Le plus haut tribunal du pays a même déclaré que la « neutralité religieuse réelle » n’était pas compatible avec la « neutralité bienveilla­nte ». Cette dernière conception de la neutralité est ce que l’on appelle « laïcité ouverte » et qui est une contradict­ion dans l’expression même.

Un peu de cohérence !

L’arrêt rendu par la Cour suprême ne saurait s’appliquer exclusivem­ent au cas de Saguenay. Si cette ville se doit d’être neutre, c’est parce que l’État doit l’être. Toute l’argumentat­ion développée par la Cour suprême repose sur cela. Les principes et la logique de cet arrêt devraient donc valoir non seulement pour toutes les municipali­tés du Canada, mais également pour les gouverneme­nts provinciau­x et le gouverneme­nt fédéral.

Même si le jugement n’oblige pas le gouverneme­nt à s’y soumettre, rien n’empêche celui-ci d’avoir une conduite conséquent­e. Quelle extraordin­aire contradict­ion nous ont plutôt offerte les élus fédéraux ! Les municipali­tés doivent cesser les récitation­s de prières au nom de la neutralité religieuse de l’État alors que l’État canadien, représenté au premier chef par le gouverneme­nt du Canada, rejette cette même neutralité !

Il est difficile de comprendre pourquoi le Bloc québécois n’a pas fondé sa motion sur cet arrêt de la Cour suprême. Si le Bloc avait mis ce jugement à l’avant-plan, il aurait été plus gênant pour les députés du Parti libéral et du Parti conservate­ur de voter contre et de se placer ainsi en porte-àfaux de la Cour suprême. Du moins, leur contradict­ion aurait été exposée au grand jour et leurs arguments, vidés de leur substance.

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