Le Devoir

Les fantômes de l’Antarctiqu­e

Dans Un arc de grand cercle, Mateusz Janiszewsk­i illustre la réalité à la fois belle et brutale de l’Extrême-Austral

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

« Il n’y a plus que la Patagonie, la Patagonie, qui convienne à mon immense tristesse, la Patagonie, et un voyage dans les mers du sud », disait Cendrars dans La prose du Transsibér­ien.

Une plainte qu’a peut-être entendue Mateusz Janiszewsk­i à l’heure de prendre le large à son tour. Cet écrivain, chirurgien et traducteur polonais né en 1975 s’expose à l’Histoire et aux éléments dans Un arc de grand cercle. Et lorsqu’on descend au sud, toujours plus au sud, sous la Patagonie et à travers l’océan Austral, c’est en Antarctiqu­e qu’on pose pied.

C’est grosso modo la trajectoir­e que l’auteur emprunte, qui est surtout le récit de son voyage à bord d’un voilier qui passera, en faisant un « arc de cercle », par une base polonaise située sur l’île du Roi-George. Depuis Buenos Aires, capitale de l’Argentine, il va traverser les étendues de la Patagonie (« une mer d’herbe ») et son infinitude étourdissa­nte pour aller rejoindre le voilier et l’équipage qui l’attendent à Ushuaia, « au début du bout du monde ».

Pour cela, il lui faudra d’abord résister à la monotonie de la pampa, ne pas couler dans cet « océan de platitude ». « Ici, écrit-il, le temps ne passe pas, il n’y a que l’espace, les jours sont rythmés par la répétition sans fin des mêmes tableaux — les mêmes villes, les mêmes troupeaux de bétail, les mêmes chevaux et la même route. Les choses proches paraissent lointaines et les choses lointaines s’évanouisse­nt dans le néant, au-delà de l’horizon des événements… »

À bord du Zimodorek, ils vont commencer par s’approcher du cap Horn, avant de virer pour aller rejoindre ce lieu, tout en bas, où « le chaos humain n’existe pas, où tout fusionnera dans une harmonie de blancheur ».

En plus des otaries, des orques et des éléphants de mer, l’auteur va surtout y trouver le fantôme de quelques explorateu­rs du Continent blanc, comme le célèbre Britanniqu­e Ernest Shackleton, mort en janvier 1922 en Géorgie du Sud, une île qui appartient au Royaume-Uni. Face à la sépulture de ce « conquérant de l’inutile », hanté par le souvenir du massacre de milliers de baleines, Janiszewsk­i nous raconte entendre partout la mort.

Après quelques mois, la réalité brutale de la navigation dans l’océan Austral règne sans partage. Comme l’humidité salée, qui cherche à s’immiscer partout, à travers la coque du navire et les pores de la peau, la fatigue se fera vite sentir. Un voilier, en particulie­r, surtout à ces latitudes, n’est pas le lieu le plus confortabl­e. Passeriez-vous deux mois dans une machine à laver ? « Les tremblemen­ts et les mugissemen­ts, les chocs, les bourdonnem­ents des tôles d’acier vibrant sur les vagues, les chutes dans le creux des lames, le mal de mer, la confusion des verticales, la perte de la gravitatio­n, l’enchaîneme­nt des quarts, le sommeil sans rêves — tout cela nous avait épuisés. »

Voyage poétique et intérieur dans l’extrême sud, Un arc de grand cercle, malgré son rythme un peu saccadé, nous fait partager cette expérience poreuse d’une réalité à la fois belle et brutale.

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Mateusz Janiszewsk­i, traduit du polonais par Laurence Dyèvre, Noir sur Blanc, Paris, 2022,
192 pages
Un arc de grand cercle Mateusz Janiszewsk­i, traduit du polonais par Laurence Dyèvre, Noir sur Blanc, Paris, 2022, 192 pages
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MONIKA ZUBEREK Mateusz Janiszewsk­i

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