Le Devoir

Maison royale pour un peintre en crise

Dans Les intranquil­les, Joachim Lafosse décrit les élans euphorique­s et la part d’ombre d’un artiste bipolaire

- ENTREVUE ODILE TREMBLAY LE DEVOIR

Le Belge Joachim Lafosse (Nue propriété, À perdre la raison, L’économie du couple) est un scénariste et un cinéaste d’une grande sensibilit­é, attaché surtout à l’exploratio­n des relations intimes à l’heure où tout se détraque. Son plus récent film, Les intranquil­les, en compétitio­n au Festival de Cannes en 2021, creuse la même veine. Cette histoire de couple entre une femme débordée (Leïla Bekhti) et un mari artiste bipolaire (Damien Bonnard), aux côtés de leur petit garçon déstabilis­é dans un magnifique coin de campagne luxembourg­eoise, éclaire des rapports familiaux en montagnes russes.

Son maître d’oeuvre expliquait au Devoir s’être inspiré de sa propre enfance auprès d’un père maniacodép­ressif. Celui-ci était un photograph­e qui travaillai­t beaucoup avec les peintres et croquait leurs tableaux. À la maison, la peinture, la photo, la lumière jouaient un rôle essentiel. Il y a mêlé une adaptation du roman autobiogra­phique L’intranquil­le du peintre Gérard Garouste, qui y abordait les questions de maladie mentale.

« Peut-être parce que j’ai un jumeau, j’ai toujours aimé aborder [le thème de] la famille, déclare le cinéaste, mais c’est la première fois que je raconte une partie de mon enfance. Ma grandmère aussi était bipolaire. Cette maladie se traite de façon multidisci­plinaire. La prise de lithium ne résout pas tout. Petit garçon, j’entendais les querelles de couple. Aujourd’hui, on déstigmati­se ce mal, en découvrant à quel point les bipolaires sont des personnes souvent très talentueus­es et créatives. Mon père a vu Les intranquil­les. Au départ, il m’avait demandé d’essayer de bien exprimer par introspect­ion ce qu’on pouvait faire avec cette maladie. Je n’ai pas voulu être dans le pathos, mais dans l’intimité. »

Le couple devait d’abord être incarné par le Belge Matthias Schoenaert­s (Bullhead) et l’Italienne Jasmine Trinca (La chambre du fils), mais quand la distributi­on s’est trouvée modifiée, le cinéaste a tenu compte de l’expérience de l’acteur Damien Bonnard, un ancien de l’École des beaux-arts. Du coup, le personnage principal est devenu peintre plutôt que photograph­e, avec plusieurs scènes de création. « On a vu à l’écran tant de grandes biographie­s de peintres, dont celle de Van Gogh par Pialat. La marche était haute », dit le cinéaste. Mais sa quête ici se trouvait ailleurs.

Collégiali­té sur le plateau

Joachim Lafosse s’est projeté dans l’enfant pris en sandwich entre ses parents, tout en pénétrant également la peau du père et de la mère. « Celleci finit par ne regarder que son homme, ce qui est dramatique. Faute de prise en charge collective, elle est aussi intranquil­le que son mari. » Le film explore le quotidien de cette famille bouleversé­e, montrant également à quel point les phases de surexcitat­ion peuvent avoir des aspects exaltants et magiques, pour un créateur en particulie­r. Le rythme entre les hauts et les bas du père s’est affirmé beaucoup lors du montage.

Damien Bonnard l’assure de son côté : « Le plus difficile à jouer ne fut pas les phases d’euphorie. J’étais alors nourri par l’énergie sans limites de mon personnage, un homme capable d’entourer les autres, de faire rire, de dominer le jeu à sa manière. Ça donne des ailes. Mais la dépression, ces moments à plat m’ont réclamé beaucoup d’efforts. J’avais échangé auparavant avec un psychiatre, rencontré des patients et j’ai un ami bipolaire qui m’avait guidé. Ce film restera en moi comme un truc très fort. »

Lui et Leïla Bekhti avaient pris sous leur aile le petit Gabriel Merz Chammah, qui joue l’enfant bousculé, délestant le cinéaste de cette responsabi­lité. « Ce garçon très doué, petit-fils d’Isabelle Huppert, va cristallis­er tout dans le film, précise Leïla Bekhti. Sa mère ne se serait pas libérée sans lui. » Joachim Lafosse a adapté certaines scènes aux personnali­tés des interprète­s et aux aléas de la production.

Il affiche une grande admiration

pour le peintre Piet Raemdonck, dont l’atelier fut transposé sur les lieux du tournage et qui accepta de créer une trentaine de toiles. « Damien a passé trois semaines en amont avec lui. Certains tableaux sont peints à deux. Le talent des trois acteurs, leur vitalité étaient contagieux. Ce fut la plus belle expérience de tournage de ma vie. »

D’autant plus qu’il a pu, avec son directeur photo, Jean-François Hensgens, travailler au soleil dans la nature, en opposant aux tensions dramatique­s un cadre d’une beauté fulgurante, sur fond de lac, de fleurs, de bois et d’une maison de rêve offrant une poésie au film, hors de l’approche clinique de la bipolarité. « On a découvert cette maison non habitée qui appartenai­t à la famille royale du Luxembourg, précise Joachim Lafosse. Pour obtenir les autorisati­ons, je suis passé par la monarchie belge avec l’aide d’amis aristocrat­es. Puis, j’ai dit à ma décoratric­e : “Ces murs abritent un peintre et une restauratr­ice de meubles. Fais un décor comme si tu offrais le meilleur à ta propre maison.” En préparatio­n, Damien y avait élu domicile. »

Joachim Lafosse ignorait comment finir son film, et a demandé à ses interprète­s de configurer la fin. « Ils se sont tournés vers tout ce qu’ils avaient vécu durant le tournage. » La boucle était bouclée.

Le long métrage Les intranquil­les prend l’affiche au Québec le 20 mai.

Peut-être parce que j’ai un jumeau, j’ai toujours aimé aborder [le thème de] la famille, mais c’est la première fois » que je raconte une partie de mon enfance

JOACHIM LAFOSSE

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STENOLA PRODUCTION­S Damien souffre de bipolarité. Son état de santé pèse sur son quotidien avec sa femme Leïla… Joachim Lafosse, qui excelle dans l’art de disloquer la cellule familiale, traite un sujet rare au cinéma : la maladie mentale en observant ses conséquenc­es sur l’entourage.
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KRIS DEWITTE Le cinéaste belge Joachim Lafosse

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