Le Devoir

Gagarine ou 2020, l’odyssée de la cité

Houston, nous avons une merveille

-

CAROLINE CHATELARD COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

1963. Le premier homme à avoir effectué un vol dans l’espace pose le pied à Ivry-sur-Seine pour inaugurer une cité à son nom. La cité Gagarine doit accueillir les familles d’immigrés qui vivaient jusqu’alors dans des bidonville­s de la périphérie parisienne ou qui étaient en route vers un horizon meilleur. 2019. Le jeune Youri, 16 ans, rêveur dans l’âme et cosmonaute en devenir, fait partie des familles qui ont donné des centaines de visages en plus d’un nom à cette cité. Et après 56 ans, Gagarine est jugée insalubre et vouée à la démolition. Une décision que Youri, viscéralem­ent attaché à sa cité, ne peut accepter. L’adolescent fera tout pour sauver son vaisseau mère de la perdition.

À l’origine, il ne s’agissait que d’une série de portraits documentai­res sur des habitants de la cité Gagarine, en banlieue de Paris. Des morceaux de vie racontés par des gens dont l’habitat est condamné à la destructio­n. Puis, ces portraits sont devenus un court métrage de fiction, coécrit avec ceux dont le film parle : les habitants de Gagarine. Mais le duo de réalisateu­rs Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, à raison, estimait que le sujet méritait plus. Bien plus.

En orbite au-delà des apparences

Les films traitant de la vie dans les cités françaises foisonnent dans les salles obscures depuis bien des lunes. Pourtant, aucun n’avait réussi jusqu’à présent à donner vie à la cité ellemême, à ses moellons et à ses fenêtres, pour en faire une entité à part entière. Liatard et Trouilh, dès ce premier long métrage, parviennen­t à insuffler une âme dans les briques rouges de Gagarine et à nous faire découvrir une cité sous un angle totalement inédit. À travers les yeux de Youri, ils injectent de la poésie dans ce lieu abandonné par la société et les habitants. L’immeuble est son Discovery One, en orbite autour d’un soleil lointain. Les références à 2001, l’odyssée de l’espace sont d’ailleurs nombreuses et ô combien oniriques. Et pour pousser encore plus loin la place centrale de ces murs, ils deviennent même supports du montage en agissant comme des volets naturels entre les plans. Dans cette façon originale et rafraîchis­sante de filmer le milieu urbain, tout est prétexte à nous envoyer en orbite au-delà de ce qu’on voit.

Le son participe pour beaucoup à la réussite du parallèle entre immeuble et vaisseau. Le bruitage subtil de la ville aux sonorités intersidér­ales s’accompagne d’une bande originale finement travaillée des frères Galperine et d’Amine Bouhafa, qui accorde le piano avec le thérémine et nous fait ressentir toute l’immensité de l’espace autant que les liens entre les habitants de Gagarine.

De ce vaisseau à la dérive, une force émerge : l’attachemen­t entre les personnage­s. Cette cité, ce sont d’abord des gens auprès desquels ils ont vécu, grandi et qui ont fait d’un lieu leur « chez eux ». Ainsi, autant qu’ils ont pu la détester parfois, ils aiment la cité. Jusqu’à l’inexplicab­le, jusqu’à l’absurde, comme ce voisin qui part en emportant sa boîte aux lettres. L’être humain est un extraterre­stre comme les autres. Ce sont néanmoins ces tranches de vie qui sont à l’origine du film et qui lui confèrent sa crédibilit­é. Les images d’archives insérées dans le film ne viennent que rappeler le travail documentai­re fait en amont avec les habitants de Gagarine sur le point de dire adieu à leur foyer.

Avec de telles armes, la réalisatio­n nous fait ressentir sans peine l’attachemen­t viscéral de Youri pour cette cité qui est devenue sa famille à la place de sa mère absente. Il a Gagarine dans la peau, comme aiment à le souligner les jeux de reflets à la caméra. Cet amour pour le lieu rend le personnage d’autant plus attachant. Youri révèle l’imaginatio­n d’un enfant et suscite notre émerveille­ment par la naïveté poétique de son regard sur la ville et la vie. Son interprète, Alséni Bathily, dont c’est le tout premier film, crève l’écran par sa force tranquille, imperturba­ble en surface, mais cachant tout un univers intérieur en expansion.

Estampillé du sceau de l’édition fantôme Cannes 2020 et sélectionn­é pour le César 2022 du meilleur premier film, Gagarine aura mis un an à traverser l’Atlantique pour nous parvenir, et il était grand temps. Voilà de quoi avoir des étoiles plein les yeux.

Gagarine

Drame de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh avec Alséni Bathily, Lyna Khoudri, Jamil McCraven et Finnegan Oldfield, France, 2020, 97 minutes. En salle.

 ?? MÉTROPOLE FILMS ?? Une scène du film Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh
MÉTROPOLE FILMS Une scène du film Gagarine, de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh

Newspapers in French

Newspapers from Canada