Le Devoir

André Arthur vivant

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

C’était il y a longtemps. Je venais de m’installer à Québec, avenue Myrand, au coin du chemin Sainte-Foy. J’occupais un logement d’étudiant situé en face de la station de radio où, derrière son micro, André Arthur éructait, jour après jour, ses imprécatio­ns les plus échevelées. J’avais à peine eu le temps de m’installer qu’un policier sonnait à ma porte. Il nous prévenait de ne pas sortir, de ne pas bouger, de nous terrer. Il y avait de l’autre côté de la rue, nous dit-il, caché derrière un conteneur, un homme armé. Dans la mire de ses désirs meurtriers, il entendait tenir en joue ce drôle de gibier qu’était André Arthur. Lui reprochait-il des paroles qui l’avaient blessé ? L’homme finit par baisser les armes et se rendre. André Arthur, lui, ne se rendit jamais. Jusqu’à sa mort.

André Arthur était le fil de René Arthur, un animateur de radio puis, chez les libéraux, un chef de cabinet. Il avait, semble-t-il, une réputation de grande distinctio­n. Les personnage­s de l’histoire, dit-on, se produisent toujours deux fois. La première sous des traits sérieux et la seconde, sous ceux d’une farce sordide.

Des témoignage­s qui ont suivi l’annonce du décès d’André Arthur, beaucoup soufflaien­t le chaud et le froid. D’un côté, nous étions priés de bien vouloir croire qu’il avait été un grand communicat­eur, un défenseur acharné des opprimés et des laissés-pour-compte, un fin limier même lorsqu’il se lançait dans les théories les plus extravagan­tes, quitte à les inventer à mesure, au fil de ses mots. De l’autre, nous étions au contraire placés devant les preuves d’un bonimenteu­r de la pire espèce, d’un affabulate­ur sans morale, sans scrupule, sans pudeur, un être grossier capable, à travers ses logorrhées, de dire une chose et son contraire, comme si dans sa tête ne bourdonnai­ent que des mouches pas bien propres.

En 1984, René Lévesque n’avait pas mâché ses mots à son sujet. Le premier ministre affirmait que l’émission d’Arthur était un « appel constant à la bêtise et à l’esprit de la jungle ». De l’avis du premier ministre, il fallait éradiquer démocratiq­uement pareil chiendent. Il suffisait, affirmait-il, de boycotter les annonceurs qui donnaient à sa station les vivres capables d’entretenir pareille diarrhée verbale. René Lévesque était-il, avant la lettre, un dangereux woke ?

« S’il y avait un certain nombre de gens, simplement pour la dignité même de Québec et de sa région, qui commençaie­nt à dire : “si vous continuez à annoncer dans cette emmanchure-là, on va en trouver d’autres […]”. C’est très démocratiq­uement légitime de boycotter quelque chose qui est malsain », expliquait Lévesque. Le premier ministre avait même envisagé de poursuivre Arthur devant les tribunaux, après que le caporal Denis Lortie fut entré à l’Assemblée nationale, mitraillet­te au poing, tirant partout, faisant trois morts et plusieurs blessés. Lortie n’avait jamais caché être un admirateur de celui que l’on nommait « le roi Arthur ».

Attiré par la politique, Arthur réussira à se faire élire comme député fédéral, avec la bénédictio­n tacite des milieux conservate­urs. Il touchait le salaire d’un élu, soit près de 160 000 $, sans compter des allocation­s de dépense, mais brillait par son absence à Ottawa, préférant siéger derrière les volants d’autobus, qu’il n’avait jamais cessé de conduire pour s’amuser. Au même moment, sans gêne, il monnayait sa renommée en prêtant sa voix à des publicités, peu soucieux que cela puisse le placer en porte-à-faux avec ses fonctions.

À propos d’André Arthur, René Lévesque se trompait au moins sur deux choses. La première : croire qu’un simple boycottage publicitai­re suffit à infléchir le vent médiatique qui charrie pareilles irrational­ités. Au fond, Lévesque proposait d’utiliser, comme barrage contre des idées faisandées, la vieille tactique des années 1930 de l’achat chez nous. Le Panier bleu de Legault, si vous voulez, mais en ce cas appliqué au monde des idées : n’achetez que ce qui est décrété convenable. L’idée qu’un barrage efficace, autre que celui de l’éducation, puisse être dressé contre la bêtise relève des voeux pieux. Lorsqu’un jour un proche du général de Gaulle avait lancé un sonore « mort aux cons », ce dernier avait répliqué : « Vaste programme. »

La seconde erreur de Lévesque à propos d’Arthur était plus conséquent­e. Le premier ministre croyait que cet homme de radio, volontiers retors, représenta­it un phénomène propre à Québec, à sa région. Beaucoup considèren­t aujourd’hui que le roi Arthur anticipait, dans la Vieille Capitale, l’empire des radios poubelles, qu’il en était en quelque sorte le père putatif. Cependant, fallaitil que ce triste sire existe pour que des esprits fermés en viennent à se déboutonne­r à micros ouverts ? Après tout, une large part de l’Amérique flirte de longue date avec l’irrational­ité. Des grandes gueules pleines de bave s’entendent partout. La haine des immigrants, des musulmans, des transports en commun, des femmes, des gais, des cyclistes, des artistes, des jeunes, des Noirs, des Jaunes, des bleus, des picotés, bref de tout ce qui se distingue de la masse, dans un éloge à peine voilé de l’esprit moutonnier, n’est pas l’apanage d’un seul coin de pays.

À Québec, ce qu’il y a de paradoxal avec un tel fonds de commerce est d’en être arrivé à croire en son originalit­é. Il est vrai que de sérieux efforts sont faits pour en rajouter. S’afficher en toute chose, par exemple, en faveur d’une extrême rigueur budgétaire, mais construire un nouveau Colisée autour du songe creux d’une équipe de hockey invisible ou encore militer en faveur d’un tunnel à prix pharaoniqu­e sans que la moindre étude ne parvienne à en justifier ne serait-ce que la première pelletée de terre. Faut-il vraiment descendre jusqu’à André Arthur pour expliquer de tels sommets d’aliénation politique en Amérique ?

Chose certaine, il est clair qu’André Arthur est loin d’être mort. Hélas.

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