Le Devoir

Médecin de famille, profession en péril

- Pascale Breault Médecin de famille

Il y a près de dix ans, j’ai hésité jusqu’à la dernière seconde, littéralem­ent. J’ai finalement « ranké » « med fam – Joliette » devant quatre choix en anesthésie. J’ai choisi un milieu et une spécialité. J’ai choisi de retourner dans ma région natale. J’ai eu mon premier choix.

Je me suis dit qu’avec la médecine familiale, je pourrais « tout » faire. C’était d’ailleurs ce qu’on me promettait. Un choix de raison dans les circonstan­ces de l’époque, mais, dans le fond, je ne me voyais ni faire le deuil des enfants, ni celui des vieux, encore moins des femmes ou des techniques. Je voulais tout faire. J’aime en savoir sur tout, pouvoir répondre à tous.

Deux ans de médecine familiale, un fellowship en enseigneme­nt médical et un certificat à Oxford en enseigneme­nt des soins de santé fondés sur les données probantes dans la poche, je travaille désormais à lancer un GMF-U avec une puissante équipe avide de soins tournés vers l’outreach communauta­ire, je fais de la garde hospitaliè­re une semaine sur quatre en plus d’être responsabl­e de l’enseigneme­nt pour mon hôpital d’attache, je suis médecincon­seil pour le GAP du CIUSSS-del’Est, je donne des conférence­s sur la surmédical­isation et l’utilisatio­n judicieuse des ressources en santé, je suis clinicienn­e enseignant­e, j’aide chaque semaine des humains à mourir dignement et je m’occupe de plus de 700 patients, dont une majorité sont membres et résidents d’une communauté des Premières Nations, où, chaque jour, je révise que l’instrument médical le plus puissant reste la relation qui se lie entre un médecin et son patient.

Sur les derniers coups de 2020, je suis sortie précocemen­t de mon congé maternité pour monter au front parce que j’estimais être particuliè­rement bien équipée comme médecin de famille pour aller combattre la COVID. Personne ne m’a forcée, pas de contrainte gouverneme­ntale. Je n’avais pas besoin du gouverneme­nt pour me dire ce que je devais faire. Je le savais. Je voulais être là, je voulais soigner, je n’ai jamais

Réinvestis­sons la première ligne : c’est payant et ça sauve des vies… mais ça ne devrait pas servir à gagner des élections

compté les heures. J’aime profondéme­nt pratiquer la médecine et le contact avec les patients.

À l’hôpital, en SNT, en RPA et en communauté, j’ai été avec mes collègues sur la ligne pour prendre soin des patients et leur offrir des soins dans des conditions souvent difficiles. Et je ne suis pas seule. On est des milliers à travers le Québec à l’avoir fait, sans qu’on nous y ait obligés, sans qu’on nous l’ait demandé. On l’a fait parce qu’il le fallait. On est des milliers à avoir relevé nos manches pour prendre soin de nos communauté­s.

En arrivant à Montréal, je n’ai eu d’autre choix que de m’engager à prendre 250 patients supplément­aires pour avoir le droit d’intégrer l’équipe du futur GMF-U Hochelaga-Maisonneuv­e. Rien à faire du fait que ça me prend 7 h chaque semaine aller voir mes patients de Manawan, rien à faire que ça mette en péril ma capacité à offrir des soins à ceux que je suis depuis plusieurs années.

Quand on « signe » un nouveau docteur sur un territoire, charité bien ordonnée exige qu’on commence par soimême et qu’il pousse à la roue pour « vider le guichet » local. Il me reste environ 100 jours pour ajouter 100 patients du GAMF de l’Est à mon caseload pour respecter cette obligation (sans quoi la RAMQ va amputer ma rémunérati­on de 30 %). Pour informatio­n, il y a plus de 57 000 noms toujours en attente sur le GAMF de l’Est, aussi bien dire qu’il n’y a pas de « petite contributi­on ».

Ces 100 jours sont par ailleurs déjà grevés de quatre semaines de garde à l’hospitalis­ation, où je ne peux pas réalisteme­nt ajouter de la clinique. Ah oui, c’est sûr, je peux demander une dérogation sur le délai. Ça pourra être discuté au comité paritaire… fiou, tout n’est pas perdu.

Je travaille avec de jeunes médecins absolument extraordin­aires, qui ont des formations complément­aires, des surspécial­ités dans des domaines de soins de pointe […]. Ces jeunes médecins arrivent difficilem­ent à valoriser leur expertise parce qu’on leur dit : « hors de la prise en charge, point de salut ». Et ça, trop souvent, ils le découvrent à la dure une fois qu’ils pratiquent parce que le monde universita­ire continue de cultiver un discours de « possibles », alors que la somme des contrainte­s gouverneme­ntales à la pratique permet de moins en moins de valoriser des pratiques qui servent les communauté­s et les individus d’une manière différente, mais tout aussi utile que la « prise en charge ».

« Médecine de bourreau »

À travers tout cela, je le dis sans hésiter, la médecine familiale de « bureau », la fameuse « prise en charge », est certaineme­nt ce qu’il y a de plus difficile comme médecine. C’est aussi ce qu’il y a de plus gratifiant. Du cancer que tu contribues à diagnostiq­uer, au parent que tu rassures en passant par cette vie qu’on te dit que tu as sauvée non pas avec du gros matériel, mais juste parce que tu as été là au bon moment pour écouter, alors que la lettre de suicide était rédigée, cette pratique est pleine de petites victoires contre les petites épreuves de la vie et contre la mort.

Mais c’est tellement lourd ! Parfois on rit en appelant ça la « médecine de bourreau »… il y a la paperasse, la lourdeur, le fait qu’il y a souvent justement de moins en moins de médecine au bureau et de plus en plus de niaisage administra­tif… les contrainte­s alphabétiq­ues à la pratique (AMP, PREM, RLS, GAMF, DRMG, MSSS, CIUSSS, etc), le mutisme systémique avec la deuxième ligne, le doctor-bashing, les rendez-vous donnés aux patients afin de m’assurer qu’ils ne sont pas tombés dans les trop nombreuses craques du système, à travailler avec des équipes brûlées et décimées, revoir un patient quatre fois pendant qu’il est en attente de son service, un système où les victoires technologi­ques consistent à envoyer un fax par courriel, un système qui continue de prioriser l’hôpital sur la communauté, des politicien­s qui minent ce qui est prouvé depuis près de 30 ans offrir « the best bang for the buck » : la médecine de première ligne.

Encore en 2019, une étude publiée dans le JAMA concluait qu’ajouter « dix omnipratic­iens a un impact sur l’espérance de vie 250 % plus important qu’un ajout équivalent en médecine spécialisé­e ». Il est aussi démontré que les endroits où il y a davantage de médecins de famille ont des taux de mortalité plus bas. Je vous laisse faire les comptes de ce que ça peut représente­r sachant que, cette année, encore, 73 postes restent vacants.

Encore cette année, on s’émeut que des dizaines de postes restent à pourvoir. Si j’avais « ranké » cette année, je vous laisse deviner quel choix j’aurais mis en premier. Ce n’est pas une fatalité. Il y a des décisions, des actions, des omissions et des paroles qui nous ont conduits là… il y a des responsabl­es. Il y a des solutions. Exigeons qu’ils fassent mieux.

Réinvestis­sons la première ligne : c’est payant et ça sauve des vies… mais ça ne devrait pas servir à gagner des élections.

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ISTOCK Il est démontré que les endroits où il y a davantage de médecins de famille ont des taux de mortalité plus bas.

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