La Croisette se réveille à l’ombre de l’Ukraine
Le festival de cinéma reprend des airs de normalité, ou presque
De Paris, se rendre à Cannes en train tenait lundi de la mission impossible. Un convoi bloqué à Toulon durant de longues heures pour cause d’avaries non élucidées. Des voix d’employés nous implorant de surveiller nos bagages, car des pickpockets commençaient à voler des valises. Un Uber attrapé en trio pour se rendre à bon port : 90 kilomètres sur le chemin côtier. Hardi, les braves ! Cannes se mérite.
À l’arrivée, la Croisette s’agitait en cette veille d’ouverture. L’affiche hommage à The Truman Show (pas très réussie) se démultipliait au fronton du Palais, bleu ciel pour mieux se mirer dans un firmament radieux. Et le bourdonnement cannois circulait déjà dans les rues, ce mélange babélien de français, d’anglais, d’italien, d’allemand, interrompu par les klaxons des chauffeurs grognant contre les embouteillages. La guerre semblait bien loin.
L’Ukraine s’invite pourtant aux festivités du rendez-vous qui se tient du 17 au 28 mai qui célèbre son 75e anniversaire, sous climat troublé. « Nous allons faire ensemble un grand festival, a promis lundi son délégué général, Thierry Frémaux. On va beaucoup penser au cinéma, mais sans jamais oublier l’Ukraine. » Pour sa part, la pandémie semble appartenir à une ère révolue. Même le port du masque en salle n’est pas obligatoire. Personne ne l’arbore. Des plans pour l’attraper…
Retrouver son lustre
Il s’agit d’autant moins d’une cuvée estampillée pandémique que le festival en avait assez de subir les assauts covidiens. Un cru 2020 annulé in situ, puis l’an dernier ce Cannes estival avec nos troupes décimées, masquées, testées jusqu’à plus soif. Pour une pareille institution, comment tenir son
rang (le premier) quand tout bouge sur une planète malade et quand des plateformes en ligne narguent les salles de cinéma qu’on désire protéger. Autant résoudre la quadrature du cercle…
Avec 35 000 accrédités, un jury dirigé par l’acteur français aux rôles engagés Vincent Lindon, le festival se remet en selle. À l’ouverture du bal, le film hexagonal Coupez !, de Michel Hazanavicius (The Artist), comédie à la sauce rouge zombie, entend du moins dérider les esprits.
La manifestation rêve de retrouver son lustre d’antan, même si le grand rival compétitif de l’automne, à Venise, a gagné du terrain ces deux dernières années.
La Mostra n’a-t-elle pas bravé la tourmente sanitaire sans fermer sa compétition aux films de Netflix et compagnie ?
Faudrait-il changer des règles du jeu à Cannes ? Sacrifier des acquis ? Courtiser les forces montantes (il s’y décide de plus en plus), renoncer tôt ou tard à privilégier les oeuvres destinées au grand écran ? L’année 2022 est la dernière du président du Festival, Pierre Lescure. À sa succession, dès l’an prochain, l’Allemande Iris Knobloch, l’ex-présidente des studios Warner. Bref, un nouveau mistral souffle sur les montagnes de l’Estérel.
Paillettes et cinéma
Bien sûr, il y aura les stars, Tom Cruise en coup de vent, Julia Roberts, Kristen Stewart, Léa Seydoux, Marion Cotillard, Omar Sy et autres bêtes de tapis rouge, pour faire la promotion cannoise en tenues de soirée sous crépitements des photographes. Le secret du succès cannois a toujours reposé sur la schizophrénie du festival : le glamour et la cinéphilie. Côté lumière clignotante : Top Gun. Maverick, de Joseph Kosinski, Elvis, de Baz Luhrmann, sur le King (joué par Austin Butler). Un documentaire sur le rocker Jerry Lee Lewis : Trouble in Mind, d’Ethan Coen, un autre sur David Bowie, Moonage Daydream, de Brett Morgen, sans oublier la Palme d’honneur qui sera décernée à Forest Whitaker (inoubliable acteur de Ghost Dog). Les États-Unis viennent encore à Cannes. C’est déjà ça de pris.
Reste, en perle dans l’huître, une compétition où des auteurs confirmés comme les frères Dardenne convoitent une nouvelle Palme d’or. Les voici de retour avec Tori et Lokita, parcours du combattant de deux jeunes migrants africains en terre belge. Bienvenue aussi au vétéran Jerzy Skolimowski, inspiré par Au hasard Balthazar, de Robert Bresson, pour livrer ses mémoires d’un âne avec Hi-Han.
Plusieurs festivaliers soupirent : « On retrouve toujours les mêmes habitués en compétition ! » C’est vrai, mais quand ils s’appellent Cristian Mungiu (R.M.N.), Arnaud Desplechin
(Frère et soeur), Hirokazu Kore-eda (Broker), Claire Denis (Stars at Noon)
ou Park Chan-wook (Decision to Leave), on n’ira pas s’en plaindre. Tous ces cinéastes prennent le pouls de leur temps, qui perd la mesure. Autant les regarder ausculter leur planète.
Le Torontois David Cronenberg ferat-il s’évanouir les âmes sensibles avec
Crimes of the Future ? Il n’y a rien de tel qu’un scandale pour exciter la Croisette jusqu’à hystérie. Le voici qui retrouve la veine de ses vivisections. Mais même sur un scénario datant de 1998, son univers aux mutations génétiques constitue une allégorie de nos temps futurs.
Politique malgré tout
L’actualité colore la sélection parfois malgré elle, et le Russe dissident Kirill Serebrennikov, immigré en Allemagne, est attendu en compétition tant pour son biopic Madame Tchaïkovski que pour ses démêlés avec Vladimir Poutine le va-t-en-guerre. Quant à l’Américain James Gray, qui aborde la naissance de l’empire Trump dans le New York des années 1980 dans Armageddon Time, il devrait avoir des choses à dire sur l’Amérique d’aujourd’hui si abîmée par l’ancien président.
En séance spéciale, le documentaire The Natural History of Destruction, de l’Ukrainien Sergeï Loznitsa, ne pourrait mieux porter son nom. Il décrit les bombardements massifs des villes et des citoyens allemands par les Alliés durant la Seconde Guerre mondiale. D’un côté comme de l’autre, la guerre est une abomination. Ignorer cette année l’invasion de l’Ukraine au milieu des paillettes et des ors cannois ? Impossible, il est vrai. Tout la rappellera.