Le Devoir

Qui fait la guerre pour qui en Ukraine ?

- Jacques Lévesque Professeur émérite à la Faculté de science politique et de droit de l’UQAM

Les intellectu­els conservate­urs américains ne sont pas nécessaire­ment les plus belliqueux. En avril dernier, The American Conservati­ve publiait un éditorial intitulé : « Les États-Unis combattron­t la Russie jusqu’au dernier Ukrainien ». En sous-titre, son auteur, Doug Bandow, un ancien assistant de Ronald Reagan, écrivait : « Kiev fait face à un choix : chercher la paix pour son peuple ou faire la guerre pour ses supposés amis américains. » En d’autres termes, les ÉtatsUnis font une guerre par mandataire.

Apparemmen­t, la sagesse s’accroît avec l’âge. Patrick Buchanan, ancien conseiller de Nixon, nettement plus âgé que le précédent, rapporte en le déplorant vivement qu’au retour d’une visite faite par le secrétaire à la Défense, Lloyd Austin, à Kiev, le 25 avril, celui-ci aurait affirmé : « La Russie a déjà perdu une grande partie de ses capacités militaires et de ses troupes (15 000 morts) et nous voulons la voir incapable de les renouveler. »

On se rappelle que, peu de temps après le début de la guerre, des pourparler­s ont eu lieu en Turquie pour qu’on trouve un compromis qui puisse y mettre fin. Les représenta­nts de l’Ukraine avaient proposé de renoncer à adhérer à l’OTAN et même de garantir une non-adhésion moyennant des assurances données par divers États. Ces pourparler­s se sont assez rapidement étiolés. Les États-Unis s’en sont tenus entièremen­t à l’écart.

Assez cyniquemen­t, le ministre des affaires étrangères de la Turquie, pourtant membre de l’OTAN, a affirmé : « Il y a des États membres de l’OTAN qui veulent voir la guerre continuer. Ils voient la continuati­on de cette guerre comme un moyen d’affaiblir la Russie. Ils ne se soucient guère de la situation en Ukraine. » La seule prudence diplomatiq­ue de Mevlüt Cavusoglu fut de ne pas dire qu’il s’agissait là, d’abord et avant tout des États-Unis.

Une des raisons les plus importante­s pour lesquelles Washington ne s’est pas pressé de pousser à un cessez-lefeu et à un arrêt des hostilités, c’est que cette guerre lui a servi à mobiliser l’OTAN comme jamais auparavant et à lui donner une importance et une cohésion qui s’étiolaient. Sa pertinence avait été mise en cause par Donald Trump. On se souvient qu’Emmanuel Macron avait parlé de son « état de mort cérébrale » et de la nécessité d’y renforcer un rôle dirigeant de l’Europe.

Joe Biden et les États-Unis ont réussi à reprendre on ne peut plus entièremen­t le « leadership » de l’alliance. On pourrait même assister bientôt à un nouvel et très remarquabl­e élargissem­ent de l’OTAN. Avec un fort encouragem­ent sinon même une pression américaine, la Finlande et la Suède, qui se targuaient de leur indépendan­ce en politique extérieure, pourraient bientôt y adhérer. Ce sont aussi les États-Unis qui orchestren­t la levée ou la saisie de dizaines de milliards de dollars et de munitions pour soutenir l’Ukraine dans son effort de guerre. Même le Canada a été obligé d’augmenter sensibleme­nt sa contributi­on au budget de l’OTAN. C’est comme si « le déclin de l’empire américain » était en train de se renverser.

On se souvient que, le 4 mars, quelques jours après le début de la guerre, Volodymyr Zelensky, en réponse cinglante au refus du secrétaire général de l’OTAN de recommande­r des avions de combat pour protéger l’espace aérien de l’Ukraine, lui avait répondu : « Tous ceux qui vont mourir à partir d’aujourd’hui mourront à cause de vous tout autant que de la Russie en raison de votre faiblesse. »

Cette critique n’était pas la première. Les suivantes sont maintenant, et depuis un bon moment, entièremen­t terminées, et ce, pour une raison fort simple. C’est l’étonnante faiblesse et l’incurie des forces militaires russes envoyées en Ukraine. Elles ont subi des pertes énormes. On parle de 15 000 morts de son côté. Elles ont dû mettre fin à une tentative d’encercleme­nt de Kiev. Après trois mois et demi, leurs avancées sont minces, et plusieurs demeurent fragiles.

La situation est telle que Zelensky et son entourage militaire sont maintenant convaincus qu’ils vont gagner cette guerre. Ils ne sont pas les seuls à le croire. Même des hauts militaires américains pensent que c’est possible. Zelensky a fait savoir qu’il n’accepterai­t un cessezle-feu temporaire que moyennant un recul important des forces russes.

Lors de la grande célébratio­n du 50e anniversai­re de la victoire de l’URSS sur l’Allemagne hitlérienn­e, qui a eu lieu à Moscou au début de cette semaine, le discours de Poutine a été plus court plus sobre et moins triomphant que ce à quoi on pouvait s’attendre de sa part. Autrement, avec ses déboires en Ukraine, il se serait couvert de ridicule. S’il n’est pas démis de ses fonctions, on voit mal comment l’Ukraine pourrait gagner cette guerre. Ce serait la victoire de David contre Goliath.

Le 7 mai, le New York Times révélait des faits inquiétant­s grâce à des fuites provenant de hauts gradés militaires. Ce seraient les services secrets américains qui auraient identifié et localisé les six généraux russes qui ont été tués par les Ukrainiens au début de la guerre. Les Russes le savent certaineme­nt. De même, on a appris que ce sont des tirs de missiles américains lancés à partir de l’Ukraine qui auraient fait sombrer le vaisseau amiral de la Russie dans la mer Noire.

Joe Biden aurait fait une violente colère en apprenant ces fuites, et pour cause… On n’est pas très loin de ce qui cache mal une guerre entre les États-Unis et la Russie. De son côté, Moscou pourrait cibler et détruire une grande quantité de chars d’assaut et autres armements basés en Pologne avant d’entrer en Ukraine. On s’approchera­it alors du seuil du nucléaire sans y être encore, heureuseme­nt.

En conclusion, on peut dire qu’on assiste à un grand et triste paradoxe. Sans que ce soit leur objectif premier, les Ukrainiens se battent en favorisant un renforceme­nt de l’OTAN, qui leur a refusé l’adhésion promise en 2008 pour éviter de devoir prendre le risque d’avoir à combattre pour elle.

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