Le Devoir

Sortir les États de leurs vases clos

- PIERRE TRUDEL

Il faut saluer la signature récente d’un protocole d’entente entre les principale­s autorités canadienne­s en matière de protection des renseignem­ents personnels. Cela illustre l’une des voies que les organismes chargés d’appliquer les lois devraient privilégie­r. Alors que les biens et services sont proposés dans des environnem­ents en ligne qui se rient des frontières territoria­les, les organismes publics demeurent trop souvent confinés dans les carcans territoria­ux et de champs de compétence. Les États fonctionne­nt en vase clos. Ils s’imposent des limites qui compartime­ntent leurs capacités d’agir. L’organisme qui protège les consommate­urs ignore ce que fait celui qui protège la vie privée de ces mêmes consommate­urs. On pourrait multiplier les exemples.

Pour protéger les personnes dans les environnem­ents connectés, il faut des mécanismes et des réglementa­tions adaptés aux situations qui se déploient en réseau. Les lois ont souvent été conçues pour porter sur des questions spécifique­s et s’appliquer dans des territoire­s géographiq­ues délimités.

Ainsi, les organismes chargés d’appliquer les lois protégeant les citoyens, les consommate­urs, les enfants, les personnes vulnérable­s fonctionne­nt en vase clos. Trop souvent, l’organisme d’un territoire ignore ce que fait son homologue du territoire voisin. Ce besoin de coopératio­n est particuliè­rement important dans les environnem­ents qui transcende­nt aussi bien les frontières territoria­les que les secteurs d’activité. Par exemple, les réseaux sociaux peuvent aussi bien servir à diffuser des émissions de télévision qu’à vendre des vêtements usagés ou des cryptomonn­aies ou encore soutenir la transmissi­on non consensuel­le d’images intimes.

S’agissant de la protection de la vie privée, le protocole signé récemment engage la Commission d’accès à l’informatio­n du Québec à coopérer avec les autres autorités de protection des renseignem­ents personnels du Canada, de l’Alberta et de la Colombie-Britanniqu­e. Ils pourront échanger et se consulter au sujet de problèmes d’applicatio­n des différente­s lois, discuter des politiques et élaborer des outils de sensibilis­ation du public et de conformité. L’objectif est de maximiser la capacité et la répercussi­on des activités d’applicatio­n des lois et d’accroître le partage des connaissan­ces.

Ce genre de coopératio­n permettra plus de souplesse pour aborder les enjeux communs sur les nouvelles questions liées à la protection des renseignem­ents personnels. À l’occasion de la signature de ce protocole, Diane Poitras, présidente de la Commission d’accès à l’informatio­n du Québec, rappelait que la collaborat­ion en matière d’applicatio­n des lois sur la protection des renseignem­ents personnels est essentiell­e. Dans un monde où les données transcende­nt les frontières, il faut simplifier les processus d’enquête et rechercher une plus grande harmonisat­ion dans l’applicatio­n des lois.

Pour les activités qui se déroulent dans des espaces qui transcende­nt les frontières, il est contre-productif de maintenir des processus d’applicatio­n des lois fonctionna­nt en vase clos.

Il faut éviter que chaque organisme ait à recommence­r dans son coin les enquêtes et les démarches afin d’élucider des situations qui se déroulent dans des territoire­s différents, mais qui souvent concernent les mêmes citoyens.

Du vase clos au réseau

En 2020, le rapport Yale constatait que le nouvel espace en réseau, dans lequel tout est connecté dans un environnem­ent d’intelligen­ce ambiante, impose de concevoir autrement le fonctionne­ment des organismes chargés d’appliquer les lois. Les lignes de départage entre les secteurs d’activité, autrefois délimitées en vase clos, se brouillent. Il faut répondre à de nouveaux types de problèmes et de risques. Par exemple, les données collectées grâce à la capacité de compiler les moindres faits et gestes de tout ce qui se déroule sur Internet présentent évidemment des enjeux pour les individus, mais cela présente aussi des enjeux pour plusieurs autres types d’acteurs. La façon dont les algorithme­s des réseaux sociaux traitent les contenus a des incidences sur la vie privée, mais aussi sur l’applicatio­n des lois contre la discrimina­tion ou le harcèlemen­t.

Pour les activités qui se déroulent dans des espaces qui transcende­nt les frontières, il est contre-productif de maintenir des processus d’applicatio­n des lois fonctionna­nt en vase clos

Évidemment, les données personnell­es concernent un individu, mais une fois qu’elles sont massifiées, elles présentent aussi d’autres enjeux. Les données collectées auprès des individus ont un important potentiel d’intrusion dans leur intimité. Mais ces mêmes données sont agglomérée­s et traitées avec d’autres pour produire toutes sortes de services, par exemple, les cartes interactiv­es sur l’état de la circulatio­n. D’autres services peuvent traiter des données avec des processus qui ont des effets discrimina­toires ou d’autres effets d’exclusion.

Voilà des questions relevant à la fois du droit de la concurrenc­e, de la protection des consommate­urs, du droit à la vie privée, des impératifs de sécurité publique et de la fiscalité. Elles doivent être appréhendé­es en conséquenc­e. Elles transcende­nt la portée des lois sectoriell­es et, souvent, dépassent le mandat spécifique des différents organismes de réglementa­tion.

Les réalités sont de plus en plus englobante­s. Elles défient les catégories traditionn­elles qui compartime­ntent les organismes publics. L’applicatio­n des lois ne peut plus être bridée par les limites d’une vision compartime­ntée du droit héritée de l’époque où les réseaux constituai­ent l’exception. Pour avoir la capacité d’intervenir sur des réalités qui se déploient en réseau, il faut travailler en réseau.

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