Le Devoir

Le turbulent retour musical et politique de Valentina Lisitsa

Récit de l’autodestru­ction de la pianiste prorusse

- CHRISTOPHE HUSS LE DEVOIR

La pianiste Valentina Lisitsa devait amorcer un grand retour dans le monde classique en cette année 2022. En cinq mois, elle est passée d’un projet d’intégrale de la musique pour piano de Rachmanino­v et des Sonates de Beethoven à un concert de propagande poutinienn­e dans « Marioupol libéré ».

Saga d’une autodestru­ction et du retour de vieux démons. « Hier, Marioupol a pu célébrer librement le 9 mai pour la première fois depuis huit ans. Valentina Lisitsa, pianiste américaine d’origine ukrainienn­e, est venue dans la ville et a donné un concert de rue pour les résidents locaux. » La nouvelle du média russe Mash, avec extrait du concert devant une dizaine d’habitants entonnant Le jour de la victoire, a fait le tour de Telegram, le Twitter russe.

On apprend au passage qu’« avant cela, l’artiste se trouvait à Moscou, où, le 2 mai, elle s’est produite devant l’ambassade d’Ukraine en mémoire des victimes de la Maison des syndicats d’Odessa », informatio­n reprise par le journal en ligne Pravda.ru, et « qu’après l’Euromaïdan dans son pays, Lisitsa a comparé les militants d’Azov aux terroriste­s de l’État islamique ».

La pianiste YouTube

Dans un article de mars relatant ses positions et activités, le média Yamal, relayant « la chaîne de télévision 360 », nous apprend que : « Malgré toutes ses réalisatio­ns, elle a été privée de concerts avec l’Orchestre de Toronto. Et tout cela parce qu’elle soutient l’opération spéciale en Ukraine. » Voilà qui nous convie à un petit retour en arrière.

Lancée médiatique­ment pour avoir soudain été promue « phénomène YouTube », Lisitsa fut, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, poussée par l’étiquette Decca. Elle avait posté, en 2007, l’Étude-tableau op. 39 no 6 de Sergueï Rachmanino­v puis d’autres vidéos et s’est retrouvée du jour au lendemain avec des millions de followers, base du marketing d’une carrière qui ne décollait pas jusque-là. La pianiste, née à Kiev en 1973 et qui vit en Caroline du Nord, a émergé autour de 2009 avec un sommet entre 2010 et 2012.

Le « bannisseme­nt de Toronto » ne date pas de l’« opération spéciale » lancée en Ukraine fin février, mais d’une série de messages sur Twitter jugés haineux et offensants en 2014 et 2015. Lisitsa, Ukrainienn­e prorusse, s’en était alors prise très violemment au courant politique pro-européen à l’origine, en février 2014, de la fuite puis la destitutio­n du président prorusse Viktor Ianoukovit­ch. Ses messages exhibaient, par exemple, des parties génitales de porc peintes en jaune et bleu, avec pour commentair­e « voici la face de nos leaders ». Elle s’en était aussi prise au symbole du coquelicot commémoran­t les morts de la Deuxième Guerre mondiale, sans parler de messages clairement racistes. La décision torontoise avait été discutée, mais sa carrière en avait été immédiatem­ent affectée.

Retour fugace

Après la traversée du désert, une relance de ladite carrière avait été prévue pour 2022. En janvier son agent IMG Artists annonçait un partenaria­t d’enregistre­ment de trois ans avec l’étiquette Naïve, du groupe Believe. Rien de moins qu’une intégrale de l’oeuvre de Rachmanino­v et des Sonates de Beethoven était prévu, tous les disques étant ornés du sigle QOR, « The Queen of Rachmanino­v », nom de la société de production de Lisitsa, acquise par son partenaire.

Un disque des Scherzos de Chopin est paru le 1er avril dernier sans que Naïve y trouve problème ou indécence. Contrairem­ent aux dires des médias russes, Lisitsa a joué un concert en bonne et due forme au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, le 8 avril 2022.

L’article du quotidien prorusse de Donetsk du 10 mai nous apprend que, depuis 2021, Valentina Lisitsa est titulaire d’un passeport de l’État, non reconnu internatio­nalement, de la « Nouvelle Russie » des République­s populaires de Donetsk et de Louhansk. Yamal nous informe que, depuis 2015, elle s’est régulièrem­ent produite en « Nouvelle Russie ». Plus étonnant encore, au regard des velléités artistique­s de 2022, DNRPravda du 28 janvier 2021 faisait état d’une prise de parole de la « pianiste de renommée internatio­nale » auprès des participan­ts du « forum d’intégratio­n internatio­nale “Russian Donbass” ». Faisant un parallèle avec la COVID, Valentina Lisitsa en appelait à ce que le « Donbass russe » soit le modèle d’une « immunité » collective dans la lutte contre le fascisme. Une immunité qu’elle invitait à partager plus largement.

Que savaient IMG et Believe de ce militantis­me, et les événements récents ont-ils changé leurs perspectiv­es ? Le Devoir a remarqué que le nom de Valentina Lisitsa a disparu de la liste des artistes représenté­s par IMG. Becky Farrell, directrice exécutive Europe, Marketing et opérations de l’agence, a confirmé qu’« IMG ne représente plus Mme Lisitsa et qu’IMG n’a aucun autre commentair­e ». Quant à Naïve, l’entreprise « ne souhaite pas faire de commentair­es à ce stade ». Une gêne est assurément palpable : la page de l’artiste sur le site Internet a, là aussi, disparu.

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ANDREW COWIE AGENCE FRANCE-PRESSE Lancée médiatique­ment pour avoir soudain été promue « phénomène YouTube », Valentina Lisitsa fut, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, poussée par Decca. La pianiste, née à Kiev en 1973 et qui vit en Caroline du Nord, a émergé autour de 2009 avec un sommet entre 2010 et 2012.

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