Le turbulent retour musical et politique de Valentina Lisitsa
Récit de l’autodestruction de la pianiste prorusse
La pianiste Valentina Lisitsa devait amorcer un grand retour dans le monde classique en cette année 2022. En cinq mois, elle est passée d’un projet d’intégrale de la musique pour piano de Rachmaninov et des Sonates de Beethoven à un concert de propagande poutinienne dans « Marioupol libéré ».
Saga d’une autodestruction et du retour de vieux démons. « Hier, Marioupol a pu célébrer librement le 9 mai pour la première fois depuis huit ans. Valentina Lisitsa, pianiste américaine d’origine ukrainienne, est venue dans la ville et a donné un concert de rue pour les résidents locaux. » La nouvelle du média russe Mash, avec extrait du concert devant une dizaine d’habitants entonnant Le jour de la victoire, a fait le tour de Telegram, le Twitter russe.
On apprend au passage qu’« avant cela, l’artiste se trouvait à Moscou, où, le 2 mai, elle s’est produite devant l’ambassade d’Ukraine en mémoire des victimes de la Maison des syndicats d’Odessa », information reprise par le journal en ligne Pravda.ru, et « qu’après l’Euromaïdan dans son pays, Lisitsa a comparé les militants d’Azov aux terroristes de l’État islamique ».
La pianiste YouTube
Dans un article de mars relatant ses positions et activités, le média Yamal, relayant « la chaîne de télévision 360 », nous apprend que : « Malgré toutes ses réalisations, elle a été privée de concerts avec l’Orchestre de Toronto. Et tout cela parce qu’elle soutient l’opération spéciale en Ukraine. » Voilà qui nous convie à un petit retour en arrière.
Lancée médiatiquement pour avoir soudain été promue « phénomène YouTube », Lisitsa fut, il y a un peu plus d’une dizaine d’années, poussée par l’étiquette Decca. Elle avait posté, en 2007, l’Étude-tableau op. 39 no 6 de Sergueï Rachmaninov puis d’autres vidéos et s’est retrouvée du jour au lendemain avec des millions de followers, base du marketing d’une carrière qui ne décollait pas jusque-là. La pianiste, née à Kiev en 1973 et qui vit en Caroline du Nord, a émergé autour de 2009 avec un sommet entre 2010 et 2012.
Le « bannissement de Toronto » ne date pas de l’« opération spéciale » lancée en Ukraine fin février, mais d’une série de messages sur Twitter jugés haineux et offensants en 2014 et 2015. Lisitsa, Ukrainienne prorusse, s’en était alors prise très violemment au courant politique pro-européen à l’origine, en février 2014, de la fuite puis la destitution du président prorusse Viktor Ianoukovitch. Ses messages exhibaient, par exemple, des parties génitales de porc peintes en jaune et bleu, avec pour commentaire « voici la face de nos leaders ». Elle s’en était aussi prise au symbole du coquelicot commémorant les morts de la Deuxième Guerre mondiale, sans parler de messages clairement racistes. La décision torontoise avait été discutée, mais sa carrière en avait été immédiatement affectée.
Retour fugace
Après la traversée du désert, une relance de ladite carrière avait été prévue pour 2022. En janvier son agent IMG Artists annonçait un partenariat d’enregistrement de trois ans avec l’étiquette Naïve, du groupe Believe. Rien de moins qu’une intégrale de l’oeuvre de Rachmaninov et des Sonates de Beethoven était prévu, tous les disques étant ornés du sigle QOR, « The Queen of Rachmaninov », nom de la société de production de Lisitsa, acquise par son partenaire.
Un disque des Scherzos de Chopin est paru le 1er avril dernier sans que Naïve y trouve problème ou indécence. Contrairement aux dires des médias russes, Lisitsa a joué un concert en bonne et due forme au Théâtre des Champs-Élysées, à Paris, le 8 avril 2022.
L’article du quotidien prorusse de Donetsk du 10 mai nous apprend que, depuis 2021, Valentina Lisitsa est titulaire d’un passeport de l’État, non reconnu internationalement, de la « Nouvelle Russie » des Républiques populaires de Donetsk et de Louhansk. Yamal nous informe que, depuis 2015, elle s’est régulièrement produite en « Nouvelle Russie ». Plus étonnant encore, au regard des velléités artistiques de 2022, DNRPravda du 28 janvier 2021 faisait état d’une prise de parole de la « pianiste de renommée internationale » auprès des participants du « forum d’intégration internationale “Russian Donbass” ». Faisant un parallèle avec la COVID, Valentina Lisitsa en appelait à ce que le « Donbass russe » soit le modèle d’une « immunité » collective dans la lutte contre le fascisme. Une immunité qu’elle invitait à partager plus largement.
Que savaient IMG et Believe de ce militantisme, et les événements récents ont-ils changé leurs perspectives ? Le Devoir a remarqué que le nom de Valentina Lisitsa a disparu de la liste des artistes représentés par IMG. Becky Farrell, directrice exécutive Europe, Marketing et opérations de l’agence, a confirmé qu’« IMG ne représente plus Mme Lisitsa et qu’IMG n’a aucun autre commentaire ». Quant à Naïve, l’entreprise « ne souhaite pas faire de commentaires à ce stade ». Une gêne est assurément palpable : la page de l’artiste sur le site Internet a, là aussi, disparu.