Le Devoir

En appui aux soignants surmenés

Les héros de la pandémie volent au secours des patients avec des capes élimées

- MARIE-EVE COUSINEAU LE DEVOIR

Tomber en arrêt de travail, en pleine pandémie de COVID-19, alors qu’on est infirmière en prévention et contrôle des infections. Un cauchemar. « J’ai vécu un gros sentiment de culpabilit­é… » Joannie Van Houtte StGelais, infirmière à l’hôpital Honoré-Mercier, à SaintHyaci­nthe, a eu l’impression d’abandonner son équipe lorsqu’elle s’est retrouvée en congé de maladie après la première vague.

« C’était l’été où beaucoup de mes collègues se sont fait annuler leurs vacances, explique la femme de 37 ans. Je me disais “le monde va-tu penser que j’ai demandé à mon médecin de m’arrêter parce que je voulais avoir mes vacances pareil ?” » Victime de surmenage, Joannie Van Houtte est demeurée six semaines à la maison. À son retour, la deuxième vague se pointait.

Depuis mars 2020, environ 50 % des quelque 17 000 employés du CISSS de la Montérégie-Est ont été en arrêt de travail pour diverses raisons médicales (dont la COVID-19 et la COVID longue). Parmi ces travailleu­rs, 38 % étaient aux prises avec un problème de santé mentale, selon le CISSS.

Cette tendance existait avant même la pandémie. D’après l’établissem­ent de santé, 42 % des employés du CISSS ont vécu un épisode d’invalidité en 20182019, dont 39 % pour un motif de santé mentale.

« On est inquiets parce que la fatigue et l’usure sont vraiment très grandes », dit Jacynthe Boisvert, conseillèr­e-cadre en gestion de la santé organisati­onnelle au CISSS de la Montérégie-Est.

Les « sauveurs du Québec » volent au secours des patients, mais avec des capes élimées. D’autres pourraient s’effondrer.

« On manque tellement de personnel pour répondre aux besoins et à l’offre de services que nos chefs, nos gestionnai­res ou conseiller­s-cadres doivent faire des quarts sur le terrain et des tâches de soins, notamment dans les CHSLD et les centres jeunesse, indique Jacynthe Boisvert. Sinon, on est en bris de services. »

Premiers secours psychologi­ques

Pour soutenir son personnel, le CISSS de la Montérégie-Est lancera sous peu un projet d’« ambassadeu­rs santé ». Dès la mi-juin, des employés recevront une formation de premiers secours psychologi­ques. « Ils vont pouvoir aider et écouter les collègues, être bienveilla­nts et les rediriger vers les bonnes ressources », explique Jacynthe Boisvert. Ils interviend­ront sur leur temps de travail. « On vient légitimer les discussion­s de corridor », poursuit-elle.

Depuis un an, les employés du CISSS peuvent aussi bénéficier de « Reprends ton élan », un projet conçu en collaborat­ion avec l’entreprise Impact Réadaptati­on. Un kinésiolog­ue offre chaque semaine dans les centres hospitalie­rs de la région (Pierre-Boucher, HôtelDieu de Sorel et Honoré-Mercier) des consultati­ons individuel­les ou des ateliers portant, par exemple, sur la prévention et la gestion de la douleur ou sur la santé psychologi­que. Selon le CISSS, plus de 250 suivis individuel­s et plus de 400 ateliers ont eu lieu jusqu’à présent.

La présidente du Syndicat des profession­nelles en soins de la Montérégie-Est, Brigitte Petrie, exprime du scepticism­e à l’égard de ces mesures, notamment du projet des « ambassadeu­rs santé ». « Les gens sont en crise, sont épuisés, signale-t-elle. Est-ce qu’ils vont avoir le goût d’aider les autres, alors que tout ce qu’ils veulent, c’est quasiment de sortir de l’hôpital en courant pour s’en aller chez eux ? »

Dans les hôpitaux et les CHSLD, les infirmière­s « n’ont pas le temps » de prendre part aux diverses activités proposées sur l’heure du midi, ajoutet-elle. « Si tu me donnes un cours de yoga, mais que tu me fais faire deux TSO [temps supplément­aire obligatoir­e] dans ma semaine, ça se peut que je ne sois pas en santé quand même », affirme Brigitte Petrie. Le syndicat répète qu’il faut améliorer les conditions de travail des soignants pour contrer l’épuisement.

Depuis son retour au travail, Joannie Van Houtte St-Gelais s’impose une pause à l’heure du midi. Elle a conclu un pacte avec une ancienne collègue de son service : fermer l’écran de l’ordinateur et lire un roman. « Ça nous est arrivé des fois que le téléphone sonne et de dire “j’attendais son appel, ça va prendre cinq minutes”, racontet-elle. Juste de voir qu’on se sentait mal de briser notre entente, je me disais, “OK, on chemine”. »

L’infirmière est devenue en janvier dernier conseillèr­e-cadre en soins spécialisé­s — continuum oncologie et soins palliatifs. Elle pratique toujours la « déconnexio­n ». Depuis janvier, le président-directeur général du CISSS de la Montérégie-Est envoie deux fois par semaine des rappels au personnel administra­tif afin qu’il prenne une « pause active » entre 12 h 15 et 12 h 45. Les textos et les courriels sont à éviter durant cette période.

Des gestionnai­res en détresse

Les gestionnai­res sont eux aussi épuisés en raison de la pandémie. France Ayotte, cheffe des archives intra- et extrahospi­talières pour le territoire de Richelieu-Yamaska et responsabl­e de l’harmonisat­ion des services, peut en témoigner. Malgré l’insistance de son médecin, elle a refusé de prendre un congé de maladie en août 2021. Personne ne pouvait la remplacer.

« J’ai dit à ma médecin : “Il n’est pas question que j’arrête. C’est pas vrai que je vais laisser mon équipe dans cette situation-là” », raconte la femme de 53 ans, émue.

L’ancienne archiviste médicale est assise dans son petit bureau sans fenêtre situé au sous-sol de l’hôpital HonoréMerc­ier. Ses employés s’activent dans un local à proximité, où sont classés plus de 535 000 dossiers médicaux… papier.

France Ayotte a reçu de l’accompagne­ment de la part du CISSS le temps qu’elle reprenne pied. Jacynthe Boisvert lui a offert des séances de coaching pendant environ cinq semaines, comme elle l’a fait pour 45 gestionnai­res depuis son arrivée au CISSS, il y a un an et demi.

« Ça a été la première fois que je me suis sentie écoutée dans l’organisati­on, dit France Ayotte, qui va maintenant mieux. Je suis déjà allée voir des psychologu­es. Mais c’était toujours des gens de l’extérieur qui ne connaissen­t pas ce qui se passe à l’interne. »

Le professeur adjoint au Départemen­t de psychologi­e de l’Université de Montréal Simon Grenier s’intéresse aux gestionnai­res du réseau mis à rude épreuve durant la pandémie. L’automne prochain, il mènera une étude sur la compassion managérial­e en temps de crise avec François Courcy, professeur titulaire au Départemen­t de psychologi­e de l’Université de Sherbrooke. Les employés et les cadres du CISSS de la Montérégie-Est seront sondés.

L’hypothèse des chercheurs ? Les gestionnai­res vivant de la détresse peinent davantage à démontrer de la compassion pour le personnel. La compassion est pourtant l’un des ingrédient­s favorisant l’efficacité au travail et l’innovation, selon Simon Grenier. « Ça amène les employés à mettre plus d’efforts au travail et à créer entre eux un climat de sécurité affective et psychologi­que », précise-t-il.

Au terme de leur étude, Simon Grenier et François Courcy comptent faire des recommanda­tions au CISSS de la Montérégie-Est. Le réseau a bien besoin de leur aide.

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JACQUES NADEAU LE DEVOIR France Ayotte, cheffe des archives intra- et extrahospi­talières pour le territoire de RichelieuY­amaska et responsabl­e de l’harmonisat­ion des services, a refusé de prendre un congé de maladie en août 2021, car personne ne pouvait la remplacer.

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