Le Devoir

Alerte rouge!

- JEAN-FRANÇOIS LISÉE jflisee@ledevoir.com / blogue : jflisee.org

Tous les membres du Parti libéral du Québec ont reçu, la semaine dernière, une invitation à la fois vestimenta­ire et politique. « Ensemble, manifeston­s pour la liberté de choix et les droits de la communauté anglophone ! » Le message était « en bilingue ». Le français n’y était ni nettement ni même un tantinet, prédominan­t. De plus, il fallait « porter le plus de vêtements de couleur rouge possible afin de montrer à toute la communauté réunie que nous sommes présents pour eux ».

Si le message avait été complèteme­nt franc, il aurait ajouté ceci : Chers membres, nous n’avons pas perdu la tête. Nous savons comme vous que cette manifestat­ion incarne l’exact contraire du virage favorable au français que nous avons tenté d’imprimer depuis plus d’un an. Mais, que voulez-vous, ça n’a pas fonctionné ! Pour survivre, nous n’avons plus le choix. Il faut garder nos derniers bastions et coller à la colère alimentée dans les milieux anglophone­s par les mensonges voulant que les soins de santé ne soient plus donnés en anglais, que les pompiers refusent de répondre en anglais pour éteindre des feux, que des escouades de l’OQLF débarquent chez les pauvres gens et fouiller leurs ordinateur­s et leurs cellulaire­s pour vérifier — que sais-je ? — s’ils écoutent de la porno en anglais, ce qui sera évidemment illégal, sauf pour les nouveaux immigrants pendant les six premiers mois de leur séjour.

Ce sont des sornettes. Complèteme­nt contraires au texte de loi que, il y a quelques mois à peine, nous pensions appuyer pour marquer notre nécessaire réconcilia­tion avec l’électorat francophon­e. Ces contre-vérités ont une telle popularité dans notre propre électorat, elles sont tellement répercutée­s par des gens qui veulent nous piquer nos votes, que nous n’avons plus le choix.

Voilà où nous en sommes. Détournez le regard lorsque vous verrez notre cheffe, Dominique Anglade, aux côtés de Marlene Jennings, la principale figure officielle des AngloQuébé­cois, qui compare l’effet liberticid­e de la loi 96 sur la langue avec celui de l’invasion russe de l’Ukraine. Tentez de ne pas vous faire prendre en photo à côté d’un manifestan­t dont la pancarte assimile la CAQ au fascisme ou des cours de français, à un génocide culturel.

Oui, l’an dernier, nous faisions tout pour nous associer à la cause du français. Oui, la semaine dernière, notre chef parlementa­ire, André Fortin, a déclaré à l’Assemblée, en anglais pour que ce soit repris sur les télés anglos, qu’il est contre le projet de loi 96, car « il crée deux classes de Québécois : les anglophone­s historique­s et tous les autres ». Faites semblant de ne pas vous rendre compte que c’est le principe de base de la loi 101 en éducation qu’il rejette ainsi en votre nom.

Évidemment, nous savons que cette stratégie est pourrie. Nous savons que notre présence à cette manif va nous étamper pour longtemps dans le front la réputation de « parti des Anglais » qui nous empêche de reconstrui­re une coalition gagnante. Mais c’est notre situation qui est pourrie.

Sans le vote anglo, Dominique Anglade va perdre son emploi de député le 3 octobre dans Saint-Henri–SainteAnne. Isabelle Melançon, dans Verdun, c’est cuit. Anjou et Maurice-Richard vont passer à la CAQ. À Laval, on est à 1200 anglos près de perdre Mille-Îles, à 600 anglos près de perdre Vimont. Gaétan Barrette parti, dans La Pinière, on est sûrs de rien ! Vaudreuil, on avait 20 000 de majorité en 2014. En 2018 ? Moins de 3000 !

Le rouge, c’est aussi la couleur qui menace notre compte en banque si on n’est pas assez obséquieux avec les lecteurs du Montreal Gazette et les auditeurs de CJAD. En 2014, on a eu 1,75 million de votes. Sachez que le parti reçoit de l’État 1,65 $ par vote, par année. Mais en 2018, on a eu seulement 1 million de votes et des poussières, une réduction de financemen­t de 40 %. Imaginez si, même dans les circonscri­ptions sûres de Westmount–Saint-Louis, de Robert-Baldwin, de Notre-Dame-de-Grâce, on est élus, mais avec beaucoup moins de votes, c’est énormément de bidous qu’on perdra.

Si on descend à 750 000 votes, on va devenir un parti pauvre ! (Note du chroniqueu­r : ce calcul m’a été présenté par un apparatchi­k libéral comme une des explicatio­ns du virage.) Depuis la maudite commission Charbonnea­u, notre financemen­t privé s’est effondré. Les bureaux d’ingénieurs qui nous avaient parmi leurs numéros de téléphone favoris bloquent désormais nos appels. On sera bientôt forcés de vendre nos archives : les trophées de pêche de Philippe Couillard, le stock de Post-it de Jean Charest, la machine à hot-dogs de Robert Bourassa, la collection de missels de Claude Ryan, les bouteilles vides de Jean Lesage !

Certains d’entre nous pensaient obtenir des emplois au fédéral si Jean Charest devenait premier ministre conservate­ur. Mais cette perspectiv­e semble avoir perdu autant de valeur que le bitcoin.

On nous accuse d’avoir perdu notre boussole. D’avoir fait un virage vert pour retenir nos jeunes électeurs tentés par Québec solidaire. Un virage bleu pour retenir nos électeurs des régions tentés par la CAQ. Mais rien ne fonctionne. On ne peut pas promettre de la croissance économique, il y en a. Des finances publiques en ordre ? Elles le sont. De l’aide aux entreprise­s ? Pierre Fitzbiggon est un guichet automatiqu­e ambulant. Du privé en santé ? Éric Duhaime est sur le dossier. Empêcher la séparation ? Même Marc Tanguay n’arrive pas à convaincre un seul électeur que Legault va faire un référendum surprise.

Nous sommes, chers amis, en mode survie. Il ne nous reste qu’une branche de salut : défendre la minorité linguistiq­ue la plus choyée du continent, ses institutio­ns surdimensi­onnées, ses privilèges, son complexe de persécutio­n. Et pour cela, viser les mesures de défense du français qu’on défendait hier, en tirant dessus à boulets rouges.

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