Qualité de nuit à Montréal
Plaidoyer pour une métropole culturelle nocturne décentralisée, incubatrice de liberté et de spontanéité
La vie est bien souvent un parcours étonnant. Comme la nuit. Chaque jour, je me pince, car jamais je n’aurais pensé composer de la musique. La musique était pour moi un rêve auquel je ne me permettais pas de rêver. Un rêve tabou en quelque sorte. Il a fallu passer par-dessus mes propres barrières pour voir que c’était possible. Et la nuit a joué un rôle majeur dans ce parcours qui m’a bien ancré dans la musique.
D’abord, à l’adolescence, depuis une ville-dortoir, j’écoutais les radios universitaires et communautaires de Montréal sur mon walkman, la nuit. C’est lors des émissions nocturnes que j’entendais — et découvrais — le plus souvent les différentes déclinaisons des musiques électroniques (on n’utilisait pas encore ce terme à l’époque, mais c’était quand même ça) et ce qui jouait dans les clubs. Quelques années plus tard, ce fut à mon tour d’apparaître sur les ondes radiophoniques de CISM (la radio de l’Université de Montréal sur la bande FM), un passage très bénéfique et inspirant.
Quand j’ai commencé à composer de la musique, au tournant des années 2000, j’étais vraiment dans la mouvance de la musique ambiante et expérimentale. Puis, peu à peu, j’ai commencé à trouver mes aises pour faire des beats, des beats qui bouncent le gros. Depuis mon sous-sol du MileEnd, à Montréal, je plongeais dans la création jusqu’aux petites heures du matin. Quand j’en ressortais, c’était pour partager le tout en live, d’abord, puis peu à peu, voire de plus en plus, en étant DJ dans des petits bars et des salles de spectacle de la métropole. Une scène DIY (do it yourself, ou fais-le toimême), comme on dit. Une scène où tout est possible et où les conventions de la musique populaire et de l’industrie ne formatent pas l’élan de la création. C’est un autre réseau, une autre dynamique, et j’y suis très redevable.
J’ai compris la beauté d’être DJ, la fine psychologie que ça implique, les messages qu’on envoie, l’ambiance qu’on guide, ce fragile équilibre qu’on bâtit en relation avec les gens dans le même espace que soi. Le temps d’un set ou d’une soirée (car parfois je peux jouer des sets de 5 heures), j’arrive à amener les gens ailleurs, à leur faire découvrir des tracks qu’ils ne connaissent pas et ou à les surprendre avec des tracks qu’ils connaissent en les recontextualisant ou juste en prenant un chemin qu’ils avaient oublié.
Au Québec, il y a une sorte de biais bizarre au sein des instances gouvernementales et, plus largement, au sein de la population générale, sur ce qui est considéré comme étant artistique et culturel et ce qui ne l’est pas. On a ainsi tendance à croire qu’un spectacle qui commence à 19 h 30 et qui se termine à 21 h, avec des gens assis, a une plus grande valeur artistique que la prestation d’un DJ dans une salle où les gens sont debout et dansent de 22 h à 3 h. Pourtant, les deux sont tout aussi primordiaux à la scène musicale, ou devrais-je dire à l’industrie culturelle, parce que ce sont maintenant les retombées économiques qu’on calcule le plus souvent pour justifier la valeur de telle ou telle chose.
Le public peut faire partie intégrante de la performance ; il n’est pas tout le temps obligé d’être statique. Et c’est ça la beauté cachée d’une soirée dansante : il n’y a pas de point central où porter son attention, comme dans un spectacle de rock ou de chansons, car ledit « spectacle » est partout et invisible en même temps. La musique joue, les gens dansent et ont du plaisir ensemble. Ils contribuent à l’ambiance. Le DJ devient alors un canalisateur d’énergie, un passeur qui prend acte de cette ambiance et qui interagit avec celle-ci.
Il est évident que mon parcours artistique doit beaucoup à la nuit. C’est un espace de liberté et de spontanéité qui m’a permis de me développer et de donner à mes créations et à mes albums une plus grande maturité. Au fil des années, j’ai eu le bonheur de compter sur plusieurs soirées dansantes régulières comme Bounce le Gros, Karnival et, en ce moment, Qualité de luxe, qui roule depuis plus de huit ans. J’ai aussi une pensée spéciale pour certains événements : Bridge Burner (avec Sixtoo, Khiasma et POP Montréal) qui a eu lieu sous le viaduc Rosemont/Van Horne en 2007, 2008 et 2009.
Alors que Montréal au sommet de la nuit s’amorce mercredi avec le Micro ouvert, une soirée de consultation des citoyens au théâtre La Tulipe sur leur rapport avec la nuit, j’ose formuler ici quelques voeux. Pour le futur, je pense à un Montréal culturel nocturne décentralisé avec plusieurs quartiers qui ont leurs endroits, leurs communautés et leurs scènes actives. Sortir la nuit à pied dans son quartier et rentrer à pied est toujours un bonheur, que ce soit par une chaude nuit d’été ou par une froide nuit d’hiver alors qu’une douce neige filtre les sons en tombant.
Je pense à multiplier les initiatives comme le projet pilote NON-STOP organisé par MTL 24/24 dans le cadre de ce même sommet (un événement cumulant deux jours de culture nocturne sans interruption pendant plus de 24 heures à la SAT, du 21 au 23 mai) ou à la Nuit blanche à Montréal, maintenant bien établie, qui pourrait se multiplier pendant l’année au gré de plus petites éditions ou même se multiplier dans d’autres villes du Québec.
Enfin, je pense à un urbanisme prenant vraiment en considération la cohabitation entre les lieux nocturnes et les résidents présents et futurs. Il est possible d’améliorer et d’approfondir l’approche et la réflexion quant à la transformation constante de la ville (et des permis de construction et de rénovation qui vont avec) pour éviter des situations malencontreuses. Car la nuit, comme la vie, vaut largement l’étonnement.