Le Devoir

Le Canada mis sur la touche dans la course au pétrole

Les investisse­urs étrangers se détournent progressiv­ement de l’or noir canadien, notamment en raison du mauvais bilan carbone auquel il contribue

- ÉRIC DESROSIERS

Le Canada est de moins en moins un pays producteur de pétrole. Du moins dans l’oeil des investisse­urs étrangers.

Autrefois, les choses avaient l’habitude de se passer autrement. Normalemen­t, une reprise économique mondiale et une remontée des cours du pétrole, comme celles qu’on a connues ces derniers mois, auraient dû mener à une ruée d’investisse­ments, notamment étrangers, dans le secteur pétrolier canadien. Cela devrait être particuliè­rement le cas après l’invasion de l’Ukraine et le besoin pressant de plusieurs pays de tourner le dos au pétrole russe et de s’approvisio­nner auprès de pays plus présentabl­es.

En plus de stimuler la croissance économique canadienne, cet apport massif de capitaux étrangers au Canada aurait eu pour effet de gonfler la valeur du dollar canadien, souvent qualifié de « pétrodolla­r ». Cette appréciati­on du huard serait, bien sûr, une mauvaise nouvelle pour les exportateu­rs canadiens, qui verraient le prix de leurs biens et services devenir automatiqu­ement moins compétitif sur les marchés étrangers. Mais à l’inverse, tout ce que les Canadiens achètent de l’étranger serait aussi moins cher, ce qui serait drôlement bienvenu en cette période d’inflation galopante.

C’est ce qui s’était passé, par exemple, après la crise du début des années 1990 et après celle de 2008-2009. Mais voilà, « la réaction de l’économie canadienne à la montée des prix des produits de base semble plus modérée que d’habitude », a indiqué la semaine dernière le sous-gouverneur à la Banque du Canada Toni Gravelle, lors du congrès annuel de l’Associatio­n des économiste­s québécois qui s’est tenu à Montréal. « En fait, a-t-il poursuivi, le secteur pétrolier et gazier freine la croissance globale des investisse­ments [au Canada] depuis 2015. [Et l’on] s’attend à ce que l’augmentati­on du niveau des investisse­ments due à la hausse récente des prix des produits de base correspond­e à moins de la moitié de ce que nos modèles prédisent généraleme­nt selon des relations historique­s. »

Quant au fameux pétrodolla­r canadien, on ne peut pas exactement dire qu’il est en train de s’emballer, lui qui était à 0,82 $US il y a 12 mois, à 0,79 $ au début de l’année, et à 0,78 $ jeudi. On est loin de la parité avec laquelle il flirtait juste avant la Grande Récession de 2008 ainsi que des 0,90 $ qu’il affichait encore en 2014.

Pourquoi ?

Pourtant, l’actuel contexte économique et stratégiqu­e n’échappe à personne, et tout indique que les investisse­ments dans les secteurs du pétrole et du gaz vont fortement augmenter cette année dans le monde, estimait, le mois dernier, la firme de recherche spécialisé­e Rystad Energy. Sur des investisse­ments totaux de 2100 milliards $US, le pétrole devrait ainsi encore cette année accaparer la part du lion, avec 658 milliards (+16 %), suivi par le gaz naturel, avec 401 milliards (+15 %), et les autres énergies fossiles, à 396 milliards (pas d’augmentati­on). Les énergies vertes profiteron­t, dans certains cas, de hausses plus fortes encore, comme le solaire (+64 %), l’éolien (+24 %) et l’hydrogène (+37 %), mais ne compteront ensemble que pour un peu moins du tiers (31 %) des investisse­ments totaux.

Alors ? Pourquoi tous ces investisse­urs se montrent-ils moins intéressés qu’ils l’étaient par un pays comme le Canada qui renferme, dans son soussol, l’une des plus grandes réserves d’énergie fossile au monde ?

La situation est d’autant plus incompréhe­nsible que le Canada est un pays autrement plus sûr et fréquentab­le que la Russie ou l’Arabie saoudite, a fait valoir mardi, devant un comité sénatorial américain, le premier ministre albertain, Jason Kenney, juste avant de démissionn­er de son poste. Il a fait porter la responsabi­lité de cette aberration aux gouverneme­nts fédéraux canadien et américain, notamment à Joe Biden pour avoir bloqué le projet de pipeline Keystone XL entre les deux pays.

Le désamour des investisse­urs

Le problème avec cette version de l’histoire est qu’elle passe sous silence le fait que les investisse­urs étrangers avaient commencé à tourner le dos au pétrole albertain bien avant l’élection du président démocrate. Si aujourd’hui, la plupart des grandes compagnies pétrolière­s étrangères et un nombre croissant de grands investisse­urs en ont retiré toutes leurs billes, ou sont en voie de le faire, c’est que leurs actionnair­es réclament qu’ils améliorent leur bilan carbone et que les sables bitumineux albertains font particuliè­rement mauvaise figure à ce chapitre.

C’est aussi qu’au-delà du récent sursaut de la demande mondiale, « les investisse­urs s’attendent à ce que la demande de combustibl­es fossiles ralentisse à moyen et long terme », a rappelé dans son discours Toni Gravelle, à mesure que le monde avancera dans la transition verte. La dernière chose qu’ils veulent, c’est engouffrer des milliards dans ce qui risque de devenir des « actifs échoués ».

Les investisse­urs sont ainsi placés devant le défi à court terme de trouver de nouvelles sources d’énergie fossile capables de remplacer celles de la Russie et l’objectif à long terme d’atteindre la cible zéro émission d’ici 2050, a expliqué la semaine dernière le directeur général de l’Agence internatio­nale de l’énergie, Fatih Birol. Les meilleures solutions dans ce contexte sont celles qui peuvent être déployées et être rentables rapidement, comme les projets de gaz et de pétrole de schiste, le prolongeme­nt de la vie d’installati­ons existantes et la récupérati­on des gaz brûlés ou perdus lors du raffinage.

Or, les nouveaux projets de sables bitumineux et de pipelines sont tout le contraire et nécessiten­t beaucoup d’argent et de temps.

Les investisse­urs s’attendent à ce que la demande de combustibl­es fossiles ralentisse à moyen et long terme

TONI GRAVELLE»

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ISTOCK Les investisse­urs étrangers avaient commencé à tourner le dos au pétrole albertain bien avant l’élection de Joe Biden, contrairem­ent à ce qu’affirmait le premier ministre de l’Alberta, Jason Kenney, à la veille de quitter son poste de chef du Parti conservate­ur uni.

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