Le Devoir

Les craintes de la réforme de la Charte de la langue française

Les tensions linguistiq­ues sont exacerbées à l’approche de l’adoption du projet de loi 96 à l’Assemblée nationale

- MARCO BÉLAIR-CIRINO FRANÇOIS CARABIN LE DEVOIR

La présidente du Quebec Community Groups Network (QCGN), Marlene Jennings, a pourfendu le projet de loi 96 devant des centaines de personnes agglutinée­s sur le campus du collège Dawson le samedi 14 mai. « Plus fort ! » a lancé l’une d’elles. Derrière ses lunettes de soleil, l’ex-députée fédérale a poussé durant 10 secondes bien comptées un grand cri semblable à ceux qu’elle lâchait de temps à autre à la Chambre des communes de 1997 à 2011. « Monsieur le Premier Ministre Legault, est-ce que vous nous entendez maintenant ? » a-t-elle par la suite demandé sous les applaudiss­ements.

Les groupes de défense des droits des Québécois d’expression anglaise sont finalement parvenus à rompre l’apathie générale face au projet de loi sur la langue officielle et commune du Québec, le français à coups de formules chocs comme « La CAQ essaie de limiter l’accès aux services gouverneme­ntaux seulement aux citoyens admissible­s à l’enseigneme­nt en anglais ».

Des juristes comme le doyen de la Faculté de droit de l’Université McGill, Robert Leckey, donnent du poids aux craintes qu’ils portent depuis un an. « Le projet de loi 96 fera obstacle à la communicat­ion [dans une autre langue que le français] entre les profession­nels de la santé et leurs patients, et même dans un contexte intime, la porte de la chambre de consultati­on fermée », a déclaré l’avocat sur le parvis du cégep Dawson la semaine dernière.

Plusieurs locataires de l’immeuble à logements Chequers Place, sis de l’autre côté de la rue Sherbrooke, observaien­t le nez collé à leur fenêtre ou les coudes appuyés sur leur balcon la mobilisati­on prendre de l’ampleur sur la pelouse du collège Dawson, notamment grâce

à des renforts politiques de dernière minute — et pas seulement ceux apportés par les fondateurs du Parti canadien du Québec, Colin Standish, et du Mouvement Québec, Balarama Holness, qui sont nés de l’insatisfac­tion à l’égard du virage nationalis­te du Parti libéral du Québec (PLQ). En effet, des députés libéraux à l’Assemblée nationale et à la Chambre des communes se sont joints aux opposants au projet de loi 96, et ce, même si les « 27 propositio­ns pour l’avenir de la langue française » (Parti libéral du Québec) et le projet de loi C-13 modifiant la Loi sur les langues officielle­s (Parti libéral du Canada) suscitent aussi la grogne au sein des communauté­s d’expression anglaise.

« Monsieur le Premier Ministre Legault, est-ce que vous nous entendez maintenant ? » a répété la porteparol­e du QCGN, Marlene Jennings, tout en précisant devoir préserver sa voix pour d’autres batailles.

Loin du bruit de la rue, un médecin dit à un patient, sur le ton de la plaisanter­ie, devoir lui parler à voix basse en anglais afin de ne pas faire l’objet d’une dénonciati­on ; un autre craint de voir ses dossiers médicaux se retrouver devant l’Office québécois de la langue française (OQLF).

Le premier ministre François Legault y voit un contrecoup de la campagne de « désinforma­tion » menée à l’encontre du projet de loi 96 et, tout particuliè­rement, au sujet de ses effets sur les services de santé. « Ç’a brassé un petit peu dans les derniers jours », a-t-il lancé lors d’une mêlée de presse à Laval en début de semaine. « [Les anglophone­s] n’ont pas d’inquiétude­s à avoir sur les services d’éducation, sur les services de santé », a-t-il ajouté, se portant à la défense du programme linguistiq­ue « très raisonnabl­e » de son gouverneme­nt.

Vers deux classes d’anglophone­s ?

Le QCGN soupçonne l’équipe de François Legault de chercher, par le projet de loi 96, à réduire la population anglophone à qui l’État québécois est tenu d’offrir des services en anglais.

Selon le Recensemen­t de 2016, le Québec compte environ 1 103 475 personnes ayant l’anglais comme première langue officielle du Canada parlée (13,7 % de la population totale), dont 718 985 personnes ayant l’anglais comme langue maternelle (8,9 % de la population totale).

« Il y a 9 % des Québécois qui sont anglophone­s, selon la définition », a spécifié François Legault cette semaine.

Leurs droits demeureron­t intacts au lendemain de l’adoption du projet de loi 96, a répété le ministre responsabl­e de la Langue française, Simon JolinBarre­tte, tout au long de l’examen dudit projet de loi. Ils auront une place assurée dans un cégep anglophone, malgré le coup de frein donné au développem­ent du réseau collégial anglophone par le projet de loi 96. Ils pourront aussi continuer de communique­r en anglais avec l’État québécois, malgré la consécrati­on de la langue française comme « seule langue commune du Québec ».

Mais qu’en est-il des autres anglophone­s, comme les immigrants provenant d’un pays où l’anglais règne en maître ? Ou encore d’un réfugié connaissan­t les rudiments de la langue anglaise, mais pas ceux de la langue française ? Ces non-membres de la « communauté historique d’expression anglaise » ne trouveront pas tous une place dans un cégep anglophone et ne pourront pas communique­r en anglais avec l’État québécois plus de six mois, non ? demandent des opposants au projet de loi 96.

La responsabl­e de l’OBNL Femmes philippine­s du Québec (PINAY), Cheney de Guzman, leur a raconté lors de la manifestat­ion du 14 mai avoir travaillé dur pendant sept ans pour parler couramment français, en plus de subvenir aux besoins de sa famille. « Le projet de loi 96 utilise le nationalis­me à des fins électorale­s et des personnes immigrante­s comme boucs émissaires », a-t-elle dit.

Pourtant, Québec solidaire (QS) votera pour le projet de loi 96 même si son amendement visant à faire passer de six mois à deux ans le délai au-delà duquel les nouveaux arrivants ne pourront pas se faire servir dans une autre langue que le français sauf si « la santé, la sécurité publique ou les principes de justice naturelle l’exigent » a été rejeté par le gouverneme­nt caquiste.

Le Parti québécois, lui, n’a toujours pas indiqué dans quel camp il se trouvera le jour du vote : celui des « pour » avec la Coalition avenir Québec (CAQ) et QS ; celui des « contre » avec le PLQ ; ou encore celui des « abstention­nistes ». Le projet de loi 96 manque de mordant, selon l’équipe de Paul St-Pierre Plamondon.

Le ministre Simon Jolin-Barrette a souligné face aux parlementa­ires que l’adoption prochaine de cette loi — « une loi de la fierté québécoise » dans son esprit — représente, 45 ans après l’adoption de la Charte de la langue française sous l’impulsion de Camille Laurin, « le début d’une grande relance linguistiq­ue qui permettra à la nation québécoise de continuer d’exprimer son identité et de la partager fièrement ».

La CAQ a déterminé l’objectif de sa prochaine offensive sur le front identitair­e : renforcer le contrôle du gouverneme­nt québécois sur l’immigratio­n.

D’ailleurs, François Legault a réitéré cette semaine son appel à Ottawa de lui transférer les pleins pouvoirs en matière de sélection de l’immigratio­n issue du regroupeme­nt familial. « La moitié [de ces immigrants] ne parlent pas français. Ça, pour l’instant, ça relève du gouverneme­nt fédéral. On demande de rapatrier ces 26 % [de l’immigratio­n] là », a-t-il mentionné après avoir commandé un sondage à Léger. Selon ce dernier, le « nombre élevé d’immigrants qui ne parlent pas français » constitue la « principale menace » à la langue française au Québec et à Montréal.

 ?? GRAHAM HUGHES LA PRESSE CANADIENNE ?? Une manifestat­ion contre le projet de loi 96 s’est tenue à Montréal le 14 mai dernier.
GRAHAM HUGHES LA PRESSE CANADIENNE Une manifestat­ion contre le projet de loi 96 s’est tenue à Montréal le 14 mai dernier.

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