Le Devoir

Un anglo devant le projet de loi 96

- Alexander Hackett Montréal

Et nous, les anglos, qu’est-ce qu’on pense du projet de loi 96 ? (Son de criquets…) Ah, c’est vrai, personne ne nous a vraiment demandé ce qu’on pense de cette loi qui a pour but de renforcer la Loi 101. Le sujet appartient à une classe politique et médiatique dont les membres sont à peu près tous francophon­es, des babyboomer­s pour la plupart. Ils se concertent entre eux pour déterminer ce qu’on est et, surtout, comment on vit. Oui, oui.

Ce sont surtout des alarmistes et des caquistes, des gens qui, pour la majorité, habitent loin des anglophone­s et ne se mêlent pas à eux. Ils sont tous d’accord les uns avec les autres. Ils se parlent entre eux depuis si longtemps. Ça doit être vrai, ce qu’ils se répètent, non ?

Il est très étrange d’assister à un débat où des gens vous montrent du doigt pour vous expliquer qui vous êtes et comment ils comptent organiser votre futur, sans jamais même penser à vous demander ce que vous en pensez. Et Dieu que leur monologue est rempli de bons vieux stéréotype­s.

Ils nous disent « gâtés », « privilégié­s », « anti-francophon­es », « unilingues », « jamais contents », « contre le Québec ». Cela fait longtemps qu’on nous dépeint comme ça dans certains médias. C’est devenu une caricature acceptée par beaucoup de gens. Mais j’ai le regret de vous dire que cette image est fausse, particuliè­rement en ce qui a trait aux jeunes génération­s.

Il y a encore des anglophone­s qui ne parlent pas le français. Je ne le nie pas. Mais beaucoup moins que dans les années 1970 et 1980. On est très majoritair­ement bilingues maintenant, et même trilingues, parmi les allophones. On aime le Québec et sa culture et on a fait beaucoup d’efforts depuis la loi 101 pour respecter notre part du contrat social. C’est un bon progrès, non ? (Son de criquets…) Croyez-le ou non, on veut tous préserver la langue française au Québec. Oui, oui, nous aussi. Mais pas comme ça, pas de façon punitive et coercitive en privant les jeunes de leur liberté de choix avec la dispositio­n de dérogation.

Vous avez des inquiétude­s pour le futur sur le plan démographi­que ? Ça se comprend parfaiteme­nt bien dans le contexte nord-américain. Parlons-nous, dialoguons, trouvons des solutions ensemble… Nous ne sommes pas LE problème récalcitra­nt à régler de façon bureaucrat­ique et législativ­e.

(Son de criquets…)

On devrait sûrement avoir le droit de manifester contre un projet de loi qui va nous affecter autant, ne croyez-vous pas ? Mais non, il paraît que cela fait de nous des radicaux. Quel climat malsain !

Aucun membre de notre gouverneme­nt n’a consulté les administra­teurs ou les employés (en grande partie francophon­es) des cégeps anglophone­s pour voir comment cette loi les affecterai­t.

Les demandes des administra­teurs de cégeps souhaitant ouvrir un dialogue ont toutes été refusées.

On a vu Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolit­ain, expliquer au jeune et très ambitieux ministre Simon Jolin-Barrette l’effet que le projet de loi 96 aura sur les PME. Mais M. Jolin-Barrette, un politicien qui n’a pourtant jamais travaillé dans le secteur privé, estime qu’il en connaît plus que M. Leblanc sur ce terrain, semble-til. Il a balayé ses critiques du revers de la main.

On a vu son bras de fer avec la juge en chef Lucie Rondeau, qui a tenté de lui expliquer qu’il y a des procédures à respecter pour nommer des juges, en plus de devoir tenir compte de la réalité sur le terrain. C’est la même chose pour les policiers, les infirmière­s et les médecins — autant de secteurs touchés par le projet de loi 96, puisqu’en théorie on n’aura plus le droit de communique­r avec des citoyens en anglais, quelle que soit la situation.

En crise, on sait bien que personne ne va s’arrêter pour se demander dans quelle langue parler. On va réagir en communiqua­nt du mieux que l’on peut.

Encore là, M. Jolin-Barrette a l’air d’affirmer en savoir plus qu’une juge qui travaille à la Cour du Québec depuis 1995. Le plus important pour le jeune ministre, c’est sans doute de gagner cette bataille en faisant passer son projet de loi à tout prix.

Alors, comment se sent-on par rapport au projet de loi 96, nous les « agents du déclin » de la culture québécoise, comme l’écrivait Emilie Nicolas dans un brillant texte il y a quelques semaines ?

Épuisés. Frustrés. Tristes. Pris dans un mauvais tourbillon historique et nationalis­te qui repart tous les 20 ans, à peu près. Héritiers d’une idée désuète, fixée dans la tête des vieilles génération­s, qui se trompent sur qui nous sommes vraiment.

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