Le Devoir

Des propos porteurs d’une violence symbolique

Des dizaines de dossiers de plaintes pour insultes racistes et homophobes ont dû être fermés dans la foulée de l’arrêt Ward

- Myrlande Pierre et Philippe-André Tessier Respective­ment vice-présidente responsabl­e du mandat Charte et président, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse

Les répercussi­ons du jugement de la Cour suprême dans le dossier Ward vont bien au-delà de la situation particuliè­re du spectacle d’humour duquel il provient, comme l’a expliqué la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse le mois dernier, alors qu’elle annonçait un recentrage de son traitement des plaintes liées aux propos allégués comme discrimina­toires.

Ainsi, des dizaines de dossiers de plaintes qui concernent essentiell­ement des insultes racistes et homophobes ont dû être fermés parce que, selon le cadre établi par la Cour suprême, elles ne relèvent plus de la compétence d’enquête de la Commission ni du Tribunal des droits de la personne. En effet, il faut désormais que les propos soient tenus dans une situation de harcèlemen­t discrimina­toire ou lors d’une exclusion d’un service, d’un refus de logement, d’une situation de profilage racial ou d’une perte d’emploi pour qu’une plainte soit recevable à la Commission.

Ce recadrage du droit au recours en discrimina­tion par la Cour suprême suscite de vives inquiétude­s chez des personnes qui font l’objet de propos stigmatisa­nts, voire déshumanis­ants. À cet effet, la grande majorité des plaintes liées à des propos reçues à la Commission concernent des propos racistes comportant le mot en n exprimés de manière virulente et dégradante à l’endroit de personnes noires et racisées dans diverses interactio­ns. La situation est particuliè­rement inquiétant­e selon la Commission.

Des personnes continuent aujourd’hui de subir des propos méprisants ou des remarques offensante­s sur la base de caractéris­tiques personnell­es. Les discours et les gestes de nature discrimina­toire, raciste, xénophobe et homophobe font partie d’un continuum : individuel ; systémique et sociétal, d’où l’importance de lutter contre ces phénomènes délétères, comme le conçoivent les travaux de la Commission ainsi que de nombreuses recherches universita­ires et institutio­nnelles sur la question.

De lourdes conséquenc­es

Les propos méprisants traduisent des stéréotype­s envers des groupes historique­ment désavantag­és qui continuent de vivre des situations de discrimina­tion et de racisme et peuvent donc avoir de lourdes conséquenc­es. Ils peuvent atteindre l’estime de soi des personnes qui en sont la cible en propageant l’idée que leur humanité serait de valeur moindre.

Ces expérience­s peuvent laisser des cicatrices profondes et susciter des sentiments de peur et d’exclusion, en opposition totale avec l’esprit de la Charte des droits et libertés de la personne. Les discours empreints de racisme, d’homophobie, de transphobi­e, de sexisme ou d’âgisme peuvent affecter le sentiment d’appartenan­ce des personnes visées au reste de la société ainsi que leur sentiment de sécurité.

Aussi, des propos fondés sur des stéréotype­s peuvent altérer le lien de confiance entre les personnes qui en sont la cible et le reste de la société. Il existe en outre un risque de banalisati­on des discours porteurs d’intoléranc­e et de haine, soit une perte de sensibilit­é auprès du public en général par rapport aux effets de ceux-ci. À terme, ce sont les possibilit­és du vivre-ensemble et la création du lien social qui s’en trouvent réduites. Ce problème n’est donc pas uniquement celui des groupes désavantag­és, mais relève plus largement de la responsabi­lité de l’ensemble de la collectivi­té.

Plus que jamais, l’on doit aujourd’hui se tourner vers l’origine et l’objet de la Charte afin de mieux comprendre les conséquenc­es de la décision de la Cour suprême. Il faut ainsi se rappeler le rôle associé à la dignité dans l’édifice des droits et libertés de la personne au Québec.

Le but de la Charte, disait-on dans le communiqué de 1974 qui accompagna­it le dépôt du projet de loi ayant mené à sa création, était « d’affirmer solennelle­ment les libertés et droits fondamenta­ux de la personne afin que ceux-ci soient garantis par la volonté collective et mieux protégés contre toute violation, [de] régler les rapports entre citoyens en fonction de la dignité humaine et [de] déterminer les droits et les facultés dont l’ensemble est nécessaire à l’épanouisse­ment de la personnali­té de chaque être humain ».

L’engagement de la Commission

En dépit du recadrage de son pouvoir d’enquête en matière de propos, l’engagement de la Commission afin de s’assurer du respect des principes énoncés dans la Charte demeure entier. La Commission est effectivem­ent résolue à poursuivre son travail d’enquête, de recherche, d’éducation, d’informatio­n et de coopératio­n.

Plus largement, la Commission souhaite interpelle­r l’ensemble de la société québécoise, afin que tous et toutes prennent la juste mesure de la situation survenue et trouvent des moyens de répondre judicieuse­ment à l’importante brèche faite dans l’édifice des droits et libertés.

Ne perdons pas de vue collective­ment l’objectif d’égale dignité au coeur de cette loi fondamenta­le et la protection qu’on a apportée à la dignité au cours des dernières décennies.

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