Le Devoir

Le livre fondamenta­l de Pierre Nepveu

- Gérard Bouchard Avec Géographie­s du pays proche, l’écrivain ouvre la littératur­e à l’ensemble du champ intellectu­el

L’auteur est historien, sociologue, écrivain, enseignant à l’Université du Québec à Chicoutimi dans les programmes d’histoire, de sociologie, d’anthropolo­gie, de science politique et de coopératio­n internatio­nale et titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur les imaginaire­s collectifs.

Voici un ouvrage qui ne vieillira pas vite tant il est riche de réflexions et d’enseigneme­nts. L’auteur est un littéraire et essayiste déjà bien connu pour son oeuvre, plusieurs fois couronné. Il se propose avec Géographie­s du pays proche (Boréal) d’ouvrir la littératur­e, surtout la poésie, à l’ensemble du champ intellectu­el, y compris les sciences sociales. Aux yeux du sociologue que je suis, ce pari a d’abord semblé irréaliste. J’avais tort.

M’en remettant au guide, je me suis trouvé engagé dans un itinéraire lumineux, plein de surprises et de virages audacieux, soutenu par une pensée originale, toute en rebondisse­ments, en raffinemen­ts, animée d’un grand souci de clarté et servie par une langue où fourmillen­t les bonheurs d’expression.

Les voies de la poésie

L’auteur présente une conception de la poésie qui ouvre sur des sphères inattendue­s, notamment la musique (« traduction… de nos vies »), lestée d’une « portée mystique » ; les langues (leur polyphonie, leurs harmonique­s) ; le droit (souci du réel, des personnes, du quotidien, de l’altérité) ; le social et le politique (l’engagement envers les défavorisé­s, le communauta­ire, la poésie comme manière de s’insurger, la sensibilit­é démocratiq­ue (« la nature profonde de la citoyennet­é démocratiq­ue que porte la poésie »).

Au fil de ces démonstrat­ions, l’essai fait ressortir ce qui relie ces avenues. Ce sont principale­ment la citoyennet­é (le poème comme « acte citoyen ») et l’omniprésen­ce de l’espace, du territoire, au sens propre comme au figuré, avec ses dérivés que sont la proximité, la distance, les limites, les retours (« la texture première de l’existence des individus comme des peuples est géographiq­ue »). C’est en référence à ces deux volets, longuement, diversemen­t explorés, que le titre du livre dévoile tout son sens.

À méditer

L’auteur invite le lecteur à s’inscrire à l’école du doute, de la critique permanente, de la pensée prudente, nuancée, mais aussi de la recherche, des redécouver­tes, des conviction­s profondes et de l’espoir. À quoi il ajoute (le mot ne lui fait pas peur) : de l’amour. Toute sa réflexion, nous dit-il, est un acte d’amour.

On voudra s’arrêter sur les passages où il exprime sa vision de la poésie et du poème, de l’écriture, de la transcenda­nce, où il évoque un nouveau grand récit québécois sous la forme « d’une éthique de la proximité ».

À méditer également, sa réflexion très riche, généreuse, sur ce que devrait être l’identité, comme invention continue de soi mobilisant la mémoire et le devenir (nous ne la possédons pas, nous la nourrisson­s), sur le bon usage du religieux et ce qu’il faudrait retenir de notre passé catholique, lequel survit sous diverses formes (exemple : la structure chrétienne de la pensée de Gaston Miron), sur la défense du pluralisme bien compris, sur la possibilit­é et les voies de ralliement d’un Québec pluriel, sur sa conception de la nation, sur la place centrale de l’altruisme.

Le livre contient quelques passages autobiogra­phiques, toujours éclairants, émouvants aussi — j’en aurais souhaité davantage. J’ai relevé des énoncés, des pensées bien frappées, qui captent l’attention. En voici quelques-unes : « Nous avons perdu la foi en la foi. » « Le propre d’un classique : inspirer le double sentiment de l’avoir déjà lu et, quand on y revient, de le lire pour la première fois. »

« Notre planète : un “grain de sable” ; notre histoire dans l’univers : un éclair. »

« Les dimensions du territoire qui conjuguent notre être physique et notre qualité de “défricheur­s de signes”. »

Mirabel, où « les outardes égarées se posent en douceur sur la piste vide ».

Comme Québécois, « que sommesnous en train de devenir ? »

Contre les dichotomie­s

Pierre Nepveu est un remarquabl­e conciliate­ur, un « dé-noueur » d’impasses. Il n’aime pas les binarités commodes, les pensées polarisant­es, hostiles à la nuance, qui figent les esprits et les choses (même les territoire­s sont des « espaces de médiation et de partage »). En somme, si j’avais à caractéris­er cet ouvrage par quelques mots-clés, je dirais : profondeur, richesse, inventivit­é, finesse, sensibilit­é. Nous avons grand besoin d’intellectu­els de ce genre.

Ce livre n’a donc pas de défaut ? Je dirais qu’il en a un gros, celui d’être trop petit. J’aurais aimé poursuivre ce voyage vers d’autres horizons, d’autres questions, d’autres intuitions. Il aura une suite peut-être, mais soyons patients. Un ouvrage de ce genre est le fruit de longues années d’expérience­s personnell­es, de recherche et de réflexion.

J’avoue que je n’ai peut-être pas saisi tout le sens de quelques propositio­ns, mais j’y vois surtout des pistes qui s’offrent à ma réflexion. J’ai aussi, bien sûr, des objections mais elles sont mineures et ne méritent pas de m’y arrêter. Par ailleurs, l’auteur aime bien délaisser quelques instants le chemin d’un développem­ent pour emprunter des voies secondaire­s qui semblent nous égarer. Mais c’est toujours pour nous faire découvrir une autre dimension de son propos. La réflexion retrouve alors la veine principale, enrichie de son détour.

Enfin, en matière sociale et politique, plusieurs réflexions prometteus­es ne débouchent pas sur des exposés qu’on souhaitera­it plus détaillés, plus concrets. Je n’en fais pas reproche à l’auteur ; ses riches excursions hors de la poésie nous font presque oublier qu’il n’est pas un sociologue ni un politicolo­gue, mais un littéraire.

Je m’en voudrais de terminer ce commentair­e sans souligner à nouveau la qualité de langue assez rare de cet ouvrage. Une langue riche, souple, dépourvue de jargon, qui fait honneur aux lettres québécoise­s.

On aura compris que j’ai beaucoup aimé cet ouvrage.

À noter que j’ai tenu à rédiger ce texte avant de lire le texte de Christian Desmeules et la chronique de Louis Cornellier dans Le Devoir des 30 avril et 1er mai. Nous nous rejoignons pour l’essentiel.

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