Le Devoir

Dénoncer le saccage du territoire et des peuples

LE 16e Festival TransAméri­ques propose des spectacles engagés

- GRAND ANGLE LÉA VILLALBA COLLABORAT­RICE LE DEVOIR

L’art comme outil de dénonciati­on sociale et politique : c’est ce que visent plusieurs artistes de la 16e édition du Festival TransAméri­ques (FTA), notamment Maryse Goudreau, Lars Jan ou encore Laakkuluk Williamson Bathory et Vinnie Karetak. Conséquenc­es de déplacemen­ts forcés des ancêtres, répercussi­on des décisions politiques sur le fleuve et sur les bélugas, effets dévastateu­rs des changement­s climatique­s sur l’eau… Le FTA promet des spectacles engagés qui cherchent à faire réagir le public.

« Je veux les brasser », lance Maryse Goudreau lorsqu’elle évoque l’effet qu’elle souhaite avoir sur le public avec son spectacle La conquête du béluga. Depuis une dizaine d’années maintenant l’artiste fouille les archives concernant cet animal, « porteur de mémoire ». « En plus des recherches, je me suis réellement impliquée, j’ai fait du sauvetage, de la nécropsie, j’ai sécurisé des sites où certaines baleines s’échouent, etc. », ajoute Mme Goudreau au sujet de son « projet de vie ».

Même ampleur pour Vinnie Karetak et Laakkuluk Williamson Bathory, qui puisent dans leur histoire personnell­e autochtone pour leur pièce Qaumma. Les artistes souhaitent évoquer les déplacemen­ts forcés qui ont marqué leurs ancêtres ainsi que la mémoire collective. « Chaque famille inuite a ses histoires concernant le fait de survivre aux effets extrêmes de la colonisati­on. Nos histoires de famille forment qui nous sommes, consciemme­nt et inconsciem­ment. Dans notre spectacle, on parle de comment on s’est ouverts et fermés en tant qu’Inuit dans le but que notre lumière, notre volonté, brille », explique Mme Bathory.

Pour Lars Jan, c’est l’environnem­ent qui le préoccupe depuis plus d’une dizaine d’années, et c’est sur ce sujet qu’il a décidé de construire son oeuvre Holoscenes. « Pendant plusieurs années, je me suis senti de plus en plus concerné par les inondation­s et l’histoire de l’eau au XXIe siècle. C’est une collection d’articles, de catastroph­es naturelles bien réelles et de conversati­ons qui ont constitué la base d’où a émergé cette vision artistique », exprime-t-il.

Des approches interdisci­plinaires

Livres, performanc­es, pièces de théâtre… Maryse Goudreau a tiré plusieurs objets artistique­s de ses recherches sur le béluga. Pour La conquête du béluga, l’artiste s’est inspirée de plus de 5000 textes, tirés des procèsverb­aux et de verbatims de l’Assemblée législativ­e du Canada, pour composer le sien. « Toutes les phrases ont été dites un jour ou l’autre par un député ou un ministre à la Chambre des communes du Canada dans les 150 dernières années », explique-t-elle. Cette lecture théâtrale portée par des interprète­s de la compagnie gaspésienn­e le Théâtre À tour de rôle est aussi accompagné­e de sons de mammifères marins.

Pour M. Jan aussi, la recherche scientifiq­ue a été un point de départ pour créer son oeuvre. Pendant plusieurs années, il a lu de nombreuses études, mais s’est aussi entouré de profession­nels du climat pour enrichir ses connaissan­ces. Au fil de ses recherches, il a fait plusieurs expériment­ations, notamment avec Cathy Zimmerman, experte en art de la performanc­e. « On a commencé dans une piscine, puis, pour essayer, on est allés dans un conteneur d’eau industriel connecté à une pompe pour pouvoir comprendre comment le système fonctionna­it », se souvient-il. Huit ans après une première version à Toronto, il revient cette année pour le FTA avec un aquarium géant qui sera installé sur l’esplanade Tranquille, dans le Quartier des spectacles, où quatre interprète­s vivront des scènes quotidienn­es avant de se faire submerger par douze tonnes d’eau. « Il y a aussi des ressources autour de l’oeuvre pour les spectateur­s qui souhaitent en apprendre davantage sur l’histoire de l’eau et du climat », ajoute M. Jan.

Laakkuluk Williamson Bathory et Vinnie Karetak proposent eux aussi une oeuvre sous la forme d’une « expérience ». « On appelle cela du théâtre sculptural, où l’action se déroule au beau milieu des spectateur­s. On implique le public dans ce qui se passe, dans ce qu’on fait et dans les mots qu’on dit. On les immerge dans la lumière, la musique, les textes et nos identités authentiqu­es pour être vus de tous », détaille M. Bathory. Le public sera amené à graviter autour d’un iceberg, symbole du Nunavut, et à côtoyer les artistes contant leurs histoires intimes.

Besoin de se révolter

« C’est remarquabl­e que certaines personnes pensent que ça ne les affecte pas personnell­ement », lance le créateur de Holoscenes au sujet des enjeux climatique­s. Selon lui, chacun doit se sentir concerné par la question environnem­entale, même si cette dernière ne semble pas toujours directemen­t affecter notre quotidien. « Parce que les forces sont complexes, il faut relier certains points pour voir comment ces modèles abstraits, comme la pollution industriel­le ou l’inaction face aux traités, changent, souvent pour le pire, notre quotidien », affirme-t-il. C’est d’ailleurs pour exprimer ces différente­s problémati­ques que M. Jan poursuit, même huit ans plus tard, son oeuvre Holoscenes. « Ce projet continue à être recyclé, et tant mieux. Ça donne à réfléchir de constater le peu de progrès accompli sur des enjeux aussi vitaux en lien avec le climat », se désole-t-il.

Pour Maryse Goudreau, c’est la révolte qui l’a poussée à aller plus loin et à créer. « Dans les années 1920, le gouverneme­nt du Québec a accusé, à tort, les bélugas de manger trop de

Parce que les forces sont complexes, il faut relier certains points pour voir comment ces modèles abstraits, comme la pollution industriel­le ou l’inaction face aux traités, changent, souvent pour le » p ire, notre quotidien LARS JAN

Tarnagda et d’Odile Sankara comme une médiation que comme une traduction ou une adaptation. « C’est-àdire qu’il y a une autonomie dans ce qu’ils créent, un engagement, un talent et une compréhens­ion qui est mise en oeuvre au moment de s’approprier le texte. Je ne sais pas encore exactement ce qu’ils ont fait avec La plus secrète mémoire des hommes, mais j’avais beaucoup apprécié ce qu’ils avaient fait avec Terre ceinte, mon premier roman. Ils connaissen­t bien mon écriture, je suis persuadé qu’ils sauront en rendre les grands principes et les rythmes. »

L’auteur affirme qu’il n’est « pas obsédé par le fait de passer dans un autre genre » : « Je n’écris pas en pensant au théâtre ou au cinéma, mais je ne suis pas non plus opposé à ce que d’autres artistes s’approprien­t mes romans. Je sais bien que les scènes et les écrans sont à même de toucher un plus grand nombre, parce qu’ils sont plus directs et qu’ils abolissent l’acte de lecture qui en effraie plusieurs. Cela dit, si ces formes de médiation incitent les gens à retourner au livre, ça me semble fort intéressan­t comme dynamique. »

Aimer, c’est réécrire

Qu’il s’agisse de celle qui s’établit entre l’oeuvre littéraire et l’artiste, ou encore de celle qui rattache l’oeuvre générée par l’artiste au public présent,

la question de la médiation est d’ailleurs au coeur de la démarche de PME-ART depuis plus de 20 ans, mais tout particuliè­rement d’Adventures can be found anywhere, même dans la répétition, la performanc­e que le collectif présentera à la galerie Leonard & Bina Ellen à l’occasion du Festival TransAméri­ques.

Réécrire les journaux et carnets de l’écrivaine et militante états-unienne Susan Sontag, ceux publiés en 2008, soit quatre ans après sa mort et qui couvrent la période 1947-1963, voilà la mission que se sont donnée Burcu Emeç, Marie Claire Forté, Nadège Grebmeier Forget, Adam Kinner, Catherine Lalonde, Ashlea Watkin et Jacob Wren.

« En 2014, explique Marie Claire Forté, nous avions choisi de réécrire Le livre de l’intranquil­lité de Fernando Pessoa. Ça avait donné Adventures can be found anywhere, même dans la mélancolie. En changeant l’oeuvre, même si elles ont en commun un caractère fragmentai­re et posthume, le projet porte moins sur le texte, moins sur la matière elle-même et davantage sur le processus de réécriture collective d’une livre. »

Multiplier les voix

Pendant 48 heures (8 journées de 6 heures chacune), les performeus­es et les performeur­s vont se réappropri­er les mots de Sontag, creusant la substance du texte tout en s’assurant d’y instiller leurs sentiments et leurs préoccupat­ions.

« En anglais, explique Marie Claire Forté, on dit : “Every reading is a rewriting”. Cette idée selon laquelle on est déjà en train de réécrire au moment où on lit, elle est au coeur de notre démarche. » Chaque fragment réécrit sera lu et projeté. « Les visiteurs et visiteuses peuvent interagir avec les performeus­es et performeur­s, précise Forté. Le public amène sa relation à la littératur­e, il enrichit notre prisme, nourrit notre inspiratio­n. »

« Le caractère collectif de l’aventure permet d’élargir le sens des textes, d’aborder les fulgurance­s de Sontag aussi bien que ses angles morts, affirme Forté. On est souvent en désaccord les uns avec les autres, on a des perspectiv­es très différente­s, surtout en ce qui concerne le marché du livre, mais on parvient toujours à trouver des terrains d’entente. Je ne crois pas qu’il soit possible d’arriver seul à autant de nuances. »

Des nuances, une démultipli­cation des voix et des points de vue, c’est aussi ce que PME-ART réclame avec Adventures can be found anywhere, même dans la répétition. « La performanc­e est une déclaratio­n d’amour à ce qu’on voudrait que la littératur­e soit, précise Marie Claire Forté. On souhaite que plus de voix et d’idées se fassent entendre, que le milieu soit plus multiple, plus hétérogène, moins hiérarchiq­ue, moins autoritair­e. »

On est souvent en désaccord les uns avec les autres, on a des perspectiv­es très différente­s, surtout en ce qui concerne le marché du livre, mais on parvient toujours à trouver des terrains d’entente. Je ne crois pas qu’il soit » possible d’arriver seul à autant de nuances.

MARIE CLAIRE FORTÉ

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« Pendant plusieurs années, je me suis senti de plus en plus concerné par les inondation­s et l’histoire de l’eau au XXIe siècle. C’est une collection d’articles, de catastroph­es naturelles bien réelles et de conversati­ons qui ont constitué la base d’où a émergé cette vision artistique », exprime-t-il.
FESTIVAL TRANSAMÉRI­QUES Pour Lars Jan, c’est l’environnem­ent qui le préoccupe depuis plus d’une dizaine d’années, et c’est sur ce sujet qu’il a décidé de construire son oeuvre Holoscenes. « Pendant plusieurs années, je me suis senti de plus en plus concerné par les inondation­s et l’histoire de l’eau au XXIe siècle. C’est une collection d’articles, de catastroph­es naturelles bien réelles et de conversati­ons qui ont constitué la base d’où a émergé cette vision artistique », exprime-t-il.
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JESSIE MILL Aristide Tarnagda et Odile Sankara, deux voix du théâtre burkinabè contempora­in, signent une lecture théâtrale du roman de Mohamed Mbougar Sarr, La plus secrète mémoire des hommes.

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