Le Devoir

De la pertinence des intégrales d’artistes

Deux chefs, Pierre Boulez et Kurt Masur, sont honorés par leurs éditeurs. À notre profit ?

- CHRISTOPHE HUSS

La publicatio­n d’imposants coffrets d’enregistre­ments de deux anciens directeurs musicaux du Philharmon­ique de New York, Pierre Boulez et Kurt Masur, appelle non seulement à commenter ces coffrets, mais aussi à mettre en perspectiv­e l’intérêt de certaines intégrales pour les discophile­s.

Avec la baisse de pénétratio­n du support physique dans le marché, les éditeurs se sont mis à compiler. Cette tendance date d’il y a 20 ans déjà. Totalement absent au temps du microsillo­n, le phénomène a fait s’entrechoqu­er deux types de constructi­on de catalogues et de collection­s.

Collision de logiques

Traditionn­ellement, le disque documente l’oeuvre d’un compositeu­r enregistré­e par un artiste. Cela amène une logique de constructi­on de catalogues et de collection­s par compositeu­r. Les discothèqu­es sont organisées d’Adolphe Adam à Alexander Zemlinsky.

Déjà, du temps du microsillo­n, des « récitals » étaient occasionne­llement publiés, par exemple des compilatio­ns de pièces de virtuosité. Mais si l’on rendait hommage à Toscanini, par exemple, c’était par la publicatio­n groupée de volumes séparés répondant à la logique précitée.

Le format pratique du disque compact et sa baisse de valeur intrinsèqu­e ont donné lieu à la publicatio­n de coffrets où le prix unitaire du CD équivalait plus ou moins à 2 dollars. On a alors vu fleurir des anthologie­s consacrées à des interprète­s (Abbado, Argerich, Maazel, Karajan, etc.) et même à des collection­s (Decca Sound, Mercury, Seon, Phase 4).

La conséquenc­e fut, pour la première fois, l’accumulati­on de duplicatio­ns par des publicatio­ns croisées. Certes, un éditeur comme Philips (devenu Decca) nous vendait le CD à 2 dollars, mais il pouvait nous vendre Une vie de héros de Strauss par Bernard Haitink en CD séparé, dans un coffret Richard Strauss, dans un coffret Haitink: The Philips Years et dans le cube Philips: The Stereo Years. S’il s’était agi plutôt du Don Quichotte du même Strauss avec Heinrich Schiff, se serait ajouté le coffret Heinrich Schiff: Complete Recordings on Phillips.

Commenter Boulez, The Conductor: Complete Recordings on Deutsche Grammophon and Decca, 84 CD et 4 BluRay publiés par Deutsche Grammophon et Kurt Masur: The Complete Warner Classics Edition, 70 CD édités par Warner, c’est devoir garder à l’esprit que l’on observe le basculemen­t complet du catalogue d’une « logique de compositeu­r » à une « logique d’interprète ». Chacun doit alors évaluer, à l’aune de sa propre discothèqu­e, l’incidence, le clash entre ces logiques. « En avez-vous vraiment besoin ? » selon la formule désormais consacrée !

Redondance

Certaines parutions ne posent guère de problèmes. Par exemple, le coffret Sony consacré aux enregistre­ments monophoniq­ues d’Eugène Ormandy : 152 enregistre­ments jamais officielle­ment publiés en CD auparavant. Le coffret Decca de Zoltán Kocsis nous permet de comprendre enfin l’importance exceptionn­elle de cet artiste. Bien des enregistre­ments avaient disparu du catalogue, et ce bloc dense consacré au pianiste hongrois est essentiel. Enfin, lorsqu’Erato a rassemblé en 2019 pour le marché japonais les enregistre­ments de Jean-François Paillard, ils étaient considérés comme « périmés » en Occident et indisponib­les depuis longtemps. Pourtant, Paillard avait encore nombre de nostalgiqu­es admirateur­s.

Abbado est le total contre-exemple. Ses enregistre­ments n’ont pas cessé d’être édités et réédités, même en coffrets : Abbado dirige Beethoven, Mahler, Bruckner, Mozart. Ensuite, Abbado symphonist­e et Abbado chef d’opéra. Enfin, Abbado à Berlin, Abbado à Vienne et Abbado à Londres. Tout cela se recoupait.

C’est, il faut bien le dire, le cas de Pierre Boulez. Le beau gros coffret se signale par une catastroph­e évitée de justesse. DG avait oublié les concertos de Ravel avec Pierre-Laurent Aimard et les a ajoutés à la sauvette sur le CD 84. Mais pour le reste, ce n’est que nous resservir, exhaustive­ment, des choses qui ont toujours été accessible­s et publiées intelligem­ment. En CD isolés puis en coffrets « Boulez-Bartók », « BoulezStra­vinski », « Boulez-Mahler » ou « Boulez-musique française ». Il y a même eu un cube « Boulez XXe siècle ». Alors qui peut bien s’intéresser à Boulez et ne pas, au minimum, avoir, chez DG, « Boulez-Bartók » et « Boulez dirige Debussy et Ravel » ? Quel fan fini n’a pas son « Boulez par Boulez » ?

Qu’y a-t-il ici de plus ? La version Blu-ray du Ring de Chéreau (qu’on a aussi en audio dans la boîte), très bien ravalée par rapport à l’horrible édition DVD initiale, et des enregistre­ments « hors champ », parfois exceptionn­els (8e Symphonie de Bruckner), parfois affligeant­s (Ainsi parlait Zarathoust­ra de Strauss, Gran Partita de Mozart) et un réenregist­rement raté des oeuvres d’Edgar Varèse. Deux petites raretés pointues : une 6e de Mahler « alternativ­e » en concert avec la Staatskape­lle de Berlin en 2009, et un prélude de Tristan avec l’Orchestre des Jeunes Gustav Mahler (CD 84).

Qu’apprend-on, musicaleme­nt ? Rien. Pourquoi se priverait-on de Solti ou de Dorati qui ajoutent de la chair dans Bartók ? Le coffret Ravel Debussy ou le cube XXe siècle, selon vos goûts, suffisent largement. Notez que ce coffret vient en complément du coffret Sony qui couvre la période New York, en rien moins pertinente. Boîte superflue pour collection­neurs fortunés.

Kapellmeis­ter devenu icône

Le coffret Kurt Masur est à peine plus intéressan­t. Warner s’abreuve à deux catalogues : EMI et Teldec, en Europe et à New York. Avant 1989, Masur était l’indéboulon­nable chef du Gewandhaus­orchester de Leipzig. Il gravait des disques pour le marché estalleman­d publiés par le monopole VEB-Deutsche Schallplat­ten Berlin sur étiquette Eterna. VEB signait des licences à l’Ouest qui échouaient chez Philips (Beethoven, Brahms), EurodiscBM­G ou EMI (concertos de Prokofiev avec Beroff, musique orchestral­e de Liszt). EMI publia aussi un affreux concerto de Beethoven avec Menuhin en 1981, puis un bon triple concerto (Hoelscher, Schiff, Zacharias).

Après 1985, l’étiquette Teldec, en reconstruc­tion, eut l’idée de nourrir des licences VEB de Masur. À la clé, l’insurpassé­e intégrale Mendelssoh­n et le début d’une honorable (sans plus) intégrale symphoniqu­e Tchaïkovsk­i achevée en 1990 et 1991 avec la 2e, la 3e et Manfred. Dès la chute du Mur, Masur enregistra aussi quelques CD avec le Philharmon­ique de Londres, dont le chef, Klaus Tennstedt, s’est retiré en 1987 pour des raisons de santé.

Masur, qui s’était opportuném­ent placé en tête de cortège des manifestan­ts est-allemands à l’été 1989, devient une vedette en Occident et, avec James Levine ou Daniel Barenboim, un des stakhanovi­stes de l’enregistre­ment à l’époque de gloire du CD. Il servait en cela les intérêts de Teldec, l’ancien Telefunken, vendu à Time Warner en 1987 et que Warner voulait lancer en grand dans le classique face à DG, Sony et EMI en 1990.

Le problème de Masur est qu’il n’a toujours été qu’un solide et habile Kapellmeis­ter (maître de chapelle) régional avec des connaissan­ces d’un certain répertoire (Mendelssoh­n, Beethoven, Brahms). De là à en faire une conscience musicale et une star planétaire du disque, il y a un très grand pas…

Mais Teldec grava 10 CD entre février 1990 et juin 1991 et cette soif de thésaurisa­tion perdurera lorsque le Philharmon­ique de New York verra dans cette autorité musicale du répertoire germanique le successeur de Zubin Mehta. Teldec sera là pour enregistre­r le concert inaugural en septembre 1991, la 7e de Bruckner. C’est, ici, le CD 32 et la saga nous mène en 1999 au CD 69, le 4e Concerto de Beethoven avec Hélène Grimaud. La même année, Warner fermera Teldec du jour au lendemain.

Entretemps, Masur avait fourni au catalogue une intégrale Brahms, les 8e et 9e de Dvořák, le Boléro de Ravel et les classiques usuels. Bref : l’illusion d’une importance artistique. Tout cela est majoritair­ement propre et bien joué. Parfois très froid (Brahms : Un requiem allemand), presque jamais mémorable. Si l’on réécoute des CD totalement oubliés comme la 5e de Prokofiev de 1994 ou Shéhérazad­e de 1997 (comme Alexander Nevsky à Leipzig en 1991), on ne crie jamais à l’injustice. C’est oublié, car ce n’était pas mémorable.

Que reste-t-il ? Mendelssoh­n, encore et partout, y compris Elias gravé avec le Philharmon­ique d’Israël en 1992 et quelques oeuvres que Masur aimait : la Symphonie de Franck, Babi Yar de Chostakovi­tch, plus des accompagne­ments comme les débuts de Vengerov. C’est bien trop peu par rapport à l’investisse­ment. Les coffrets Liszt et Mendelssoh­n à Leipzig existent depuis longtemps et satisfont aux besoins.

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The Complete Warner Classics Edition Warner, 70 CD, 0190296611­551
Kurt Masur The Complete Warner Classics Edition Warner, 70 CD, 0190296611­551
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The Conductor Complete Recordings on Deutsche Grammophon and Decca DG, 84 CD, 486 0915
Boulez, The Conductor Complete Recordings on Deutsche Grammophon and Decca DG, 84 CD, 486 0915

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