Le Devoir

La face cachée de l’Amérique

À leur façon, Kathleen Alcott et David Joy auscultent le passé et le présent de leur pays

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CRITIQUE CROISÉE CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

Depuis le désert Mojave en 1957 jusqu’au San Francisco des années 1980, entre le Texas, l’Ohio et l’Amérique du Sud, l’Américaine Kathleen Alcott, née en 1988, trace la trajectoir­e intime et sinueuse de ses personnage­s.

Elle leur donne pour toile de fond dans L’autre découverte de l’Amérique, son premier roman traduit en français, une série d’événements qui ont marqué l’histoire américaine de la deuxième moitié du XXe siècle : l’explosion du consuméris­me, les premières missions spatiales, la guerre du Vietnam et les mouvements d’opposition d’une jeunesse révoltée.

Née dans une famille californie­nne aussi riche que puritaine, Fay Fern, une barmaid de 19 ans, va entretenir pendant deux ans et demi une liaison extraconju­gale avec un pilote de la base Edwards, Vincent Kahn. En 1960, elle accouchera d’un fils, Wright, quelques mois après être retournée vivre chez ses parents. Son amant ne saura jamais qu’elle était enceinte, et son fils ne connaîtra pas l’identité de son père.

Lucide et précoce, Fay avait vite compris « qu’il y avait les femmes que les hommes aimaient, celles dont la voix, au-dessus de l’eau qui coulait dans la cuisine, était familière, dont ils pouvaient contrefair­e l’écriture si on les y poussait, et puis il y avait des femmes comme elle ».

Après un séjour en Équateur pour travailler auprès d’une ONG, la jeune femme reviendra aux États-Unis pour s’engager à coups d’actions violentes contre la guerre du Vietnam, vivant dans la clandestin­ité avec son fils. Son fils qui devra plus tard recoller tant bien que mal les morceaux de son identité.

Vincent, astronaute devenu célèbre, premier homme à avoir marché sur la Lune, semble avoir réussi sa vie sans trop se poser de questions, tandis que Fay, elle, ira d’un échec à l’autre, sacrifiant même un peu son fils au passage, porté par sa révolte et son désir incompris de changer les choses. Qu’est-ce qu’une vie réussie ? La morale personnell­e est-elle soluble dans les idéaux ?

Avec souffle et fluidité, la romancière entrelace les destins des deux protagonis­tes de ce roman foisonnant et ambitieux. Pour l’écrire, Kathleen Alcott a pu recueillir les souvenirs d’Alan Bean (1932-2018), l’un des astronaute­s qui ont foulé le sol de la Lune pendant la mission Apollo-12 de 1969. Mais dans L’autre découverte de l’Amérique, c’est Vincent Kahn, plutôt que Neil Armstrong, qui devient le premier homme à avoir marché sur la Lune.

Sous les coups d’éclat, dans l’ombre des « héros », des exploits, dans le sillon des grandes causes et de leurs militants, il existe un autre pays, peut-être plus vrai que celui des légendes, nous dit aussi Kathleen Alcott. L’autre découverte de l’Amérique esquisse aussi une critique en filigrane du spectacle sans fin que le pays donne de sa propre puissance.

L’angle mort des États-Unis

Avec une narration plus convenue, David Joy explore en quelque sorte la face cachée de son pays, et ce qu’on y découvre n’a rien de féerique. Depuis Là où les lumières se perdent (Sonatine, 2016), le romancier qui vit dans les Appalaches, en Caroline du Nord, écrit des « histoires pleines de drogue, de violence, de pauvreté, enracinées dans l’atmosphère qui va avec ».

Dans les romans en noir et en vert de David Joy, les Appalaches forment un paysage fait de forêts et de maisons mobiles, où circulent pick-ups, toxicomane­s et braconnier­s. C’est une sorte d’angle mort, une région durement éprouvée ces dernières années par la crise des opioïdes. Crack, héroïne ou OxyContin, ce n’est rien d’autre que « le remède qui permettait d’échapper à la pauvreté systémique, le résultat d’une politique qui privilégia­it les bénéfices aux dépens de la population depuis 200 ans ».

Né en 1983 à Charlotte, en Caroline du Nord, David Joy vit au coeur des montagnes Bleues, où il partage son

temps, écrit son éditeur, « entre l’écriture, la chasse, la pêche et les travaux manuels ». La crise des opioïdes forme la trame de Nos vies en flammes, son quatrième roman.

Sorte de « géant aux avant-bras aussi épais que des piquets de clôture », avec une barbe à la ZZ Top, le personnage Raymond Mathis a pris sa retraite après 30 ans au Service des forêts. Sa femme est récemment décédée d’un cancer et son fils est un toxicomane. Aussi bien dire qu’il ne lui reste plus grand-chose.

Pendant que font rage des incendies de forêt un peu partout dans la région, Ray devra se résoudre à aider une fois de plus son fils, peut-être en vain. Dès lors, Nos vies en flammes va prendre la forme d’une histoire de vengeance envers un trafiquant local. Âmes sensibles s’abstenir.

Assiégé par la mort, le vieil homme encaisse sans trop comprendre ce qui lui arrive, voyant peu à peu son monde disparaîtr­e, s’envoler en fumée. « Le monde dans lequel il avait grandi, où un homme remboursai­t ses dettes et tenait parole, avait disparu. Il reconnaiss­ait même à peine cet endroit. Les choses avaient changé, et elles continuaie­nt de le faire. »

Bon portraitis­te, David Joy rend vivant tout ce qu’il touche. Du petit voleur camé au colosse bourru qui manie sans broncher le douze à pompe tronçonné, il compose une atmosphère lourde et crépuscula­ire.

 ?? ?? L’autre découverte de l’Amérique ★★★★
Kathleen Alcott, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Stock, Paris, 2022, 528 pages
L’autre découverte de l’Amérique ★★★★ Kathleen Alcott, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Stock, Paris, 2022, 528 pages
 ?? ?? Nos vies en flammes ★★★ 1/2
1/2 David Joy, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, Sonatine, Paris, 2022, 328 pages
Nos vies en flammes ★★★ 1/2 1/2 David Joy, traduit de l’anglais par Fabrice Pointeau, Sonatine, Paris, 2022, 328 pages
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REED SACON ASSOCIATED PRESS

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