Le Devoir

Tous le même

Jessie Buckley affronte dans Men une multitude d’hommes agressants qui sont tous joués par Rory Kinnear

- CRITIQUE FRANÇOIS LÉVESQUE LE DEVOIR

Afin de se remettre d’un événement traumatisa­nt, une jeune femme quitte la ville le temps d’un séjour à la campagne. Idyllique, la maison qu’elle y a louée est entourée d’une nature luxuriante. Qui plus est, le village sis un peu plus loin semble pittoresqu­e à souhait. Évidemment, si l’héroïne du film Men (Eux) avait déjà vu quelques films d’horreur, elle saurait qu’en pareil contexte, le pire est à craindre. À partir de ce canevas connu, le réalisateu­r et scénariste Alex Garland tente de créer une propositio­n nouvelle. Résultat mitigé pour ce film qui était fort attendu.

Tel le protagonis­te de la brillante science-fiction Ex Machina, premier film officiel de Garland (son apport à la réalisatio­n de Dredd est officieux), Harper (Jessie Buckley) arrive dans une propriété isolée qui deviendra le théâtre d’un véritable cauchemar éveillé. À cet égard, si l’une des inspiratio­ns majeures d’Ex Machina était Barbe Bleue, celle qui domine dans Men est Images, film d’horreur que Robert Altman tourna en Irlande en 1972 et dans lequel Susannah York hallucine — ou pas ? — un intrus menaçant dans une demeure champêtre.

C’est exactement ce qui se produit dans Men, à la différence significat­ive que Harper n’a pas maille à partir avec un homme, mais avec une multitude d’hommes.

Dès que Harper s’aventure en forêt pour une promenade, Garland commence à forger une atmosphère de sourde menace, passant du merveilleu­sement bucolique à l’insidieuse­ment angoissant. Dans la grande tradition de l’horreur folkloriqu­e (« folk horror »), genre non exclusif à la Grande-Bretagne, mais qui connut là-bas un premier âge d’or dans les années 1970, avec par exemple The Blood on Satan’s Claw (La nuit des maléfices) et The Wicker Man, puis un second ces années-ci avec notamment Kill List et In the Earth (Au coeur de la terre), Men multiplie les motifs païens effrayants parce que mystérieux.

Lors d’une pause dans un tunnel ferroviair­e vétuste, on songe à certaines nouvelles surnaturel­les de M.R. James et de Charles Dickens (Le signaleur) : visuelleme­nt, Garland sait y faire. Le cinéaste a, cela dit, d’autres ambitions que de simplement faire peur avec panache. Il a surtout un discours à livrer.

Approche didactique

Ainsi, comme dans son précédent Annihilati­on, le récit est émaillé de retours en arrière montrant la relation matrimonia­le difficile de la protagonis­te. Ici, on parle d’un conjoint toxique, James (Paapa Essiedu), exhibant en une seule scène du narcissism­e pervers, du détourneme­nt cognitif (« gaslightin­g »), de l’infantilis­ation, de la violence verbale puis physique. Et comme dans Annihilati­on encore, un virage mal négocié survient au troisième acte.

Seulement voilà, même si James n’est plus dans le décor, Harper doit composer avec le reste du patriarcat (d’où le titre) représenté par des personnage­s souvent tenant de grandes instances comme la religion ou la justice : un prêtre culpabilis­ant à la main baladeuse, un propriétai­re qui impose ses aspiration­s de chevalier servant, un adolescent grossier, un client de bar au regard insistant, un policier qui minimise le danger dénoncé, un inconnu harcelant…

Or, il y a une particular­ité notable : hormis James, tous ces hommes sont interprété­s par l’acteur Rory Kinnear (l’assistant de M dans les récents James Bond) sous divers maquillage­s prosthétiq­ues et numériques. Une façon de suggérer que tous les hommes sont les mêmes, ou « le » même ? L’idée est en théorie prometteus­e, mais en pratique, Garland ne parvient jamais à dissiper complèteme­nt un côté « gimmick ».

Plus problémati­que s’avère cependant la dimension didactique du film. De fait, on se surprend presque à imaginer Alex Garland passant au crible une liste des agressions et humiliatio­ns subies au quotidien par les femmes, et cochant un à un chaque élément au fur et à mesure qu’il les place dans son scénario. Tout cela manque de naturel : on est davantage dans la démonstrat­ion que dans la narration. À force d’en mettre, on dirait quasiment que le réalisateu­r es

saie d’être plus féministe qu’une féministe (ne s’impose-t-il pas alors luimême comme chevalier servant ?).

Formidable Jessie Buckley

En toute justice, on ne peut toutefois pas accuser Garland de donner dans la posture, puisque ses films — et Men ne fait pas exception — reposent toujours sur un personnage féminin qui déjoue (Ex Machina), voire transcende (Annihilati­on) les limites qui lui sont imposées.

D’ailleurs, Jessie Buckley, vue dans The Lost Daughter (Poupée volée) et I’m Thinking of Ending Things (Je veux juste en finir), est formidable de déterminat­ion et de pugnacité dans le rôle de Harper. Rory Kinnear, au pluriel, est lui aussi excellent. Idem sur le plan technique : Men est superbemen­t éclairé, mis en scène et monté.

Il n’empêche, c’est contre toute attente la partie convention­nelle, avec son épouvante habilement distillée, qui s’avère plus réussie que le volet expériment­al qui, lui, finit par devenir pontifiant.

Eux (V.F. de Men)

★★1/2

Horreur de Alex Garland. Avec Jessie Buckley, Rory Kinnear, Gayle Rankin, Paapa Essiedu. Grande-Bretagne– États-Unis, 2022, 100 minutes. En salle.

 ?? VVS FILMS ?? Jessie Buckley dans une scène du long métrage d’horreur Men
VVS FILMS Jessie Buckley dans une scène du long métrage d’horreur Men

Newspapers in French

Newspapers from Canada