Le Devoir

Les visas donnent des maux de tête aux universita­ires

La difficulté d’obtenir ces sésames complique la venue d’experts étrangers au Canada

- LISA-MARIE GERVAIS ANNE-MARIE PROVOST

Les longs délais de traitement pour obtenir un visa de visiteur au Canada causent de plus en plus de maux de tête à des organisate­urs de conférence­s à Montréal comme à Toronto, qui comptent sur la venue d’experts et de participan­ts de l’étranger. Cette difficulté d’obtenir un visa dans les temps complique la tenue de plusieurs de ces grandes rencontres, allant même jusqu’à les compromett­re.

Originaire du Maroc, Abdelaziz Blilid collabore avec Stéphane Couture, un professeur du Départemen­t de communicat­ion de l’Université de Montréal, pour une conférence qui doit se tenir au mois de juin à Montréal. Malgré son souhait d’enfin rencontrer son collègue canadien, qu’il n’a jamais vu en personne, M. Blilid est résigné. Avec un délai officiel de 216 jours sur le site Web d’Immigratio­n, Réfugiés et Citoyennet­é Canada (IRCC) pour obtenir un visa de visiteur, le professeur marocain n’a même pas encore pris la peine de déposer une demande.

« Si la situation reste comme telle, je ne demanderai pas de visa, et je manquerai ce deuxième colloque aussi », laisse-t-il tomber, en anticipant qu’il devra y assister à distance. Il commence à être habitué : la dernière fois, un long délai de quatre mois l’avait aussi dissuadé à déposer une demande de visa pour assister à un autre colloque.

L’été dernier, à la suite d’un article rapportant de longs délais de traitement pour les visas de visiteurs, le ministre de l’Immigratio­n Sean Fraser avait réitéré son engagement à diminuer le temps d’attente à la fin de l’année 2022 pour le ramener aux normes de service. Or, comme Le Devoir le révélait mercredi, non seulement les délais n’ont pas baissé six mois après la promesse du ministre, mais ils ont plutôt explosé.

Stéphane Couture a reçu récemment une subvention du fédéral pour organiser cette conférence, à laquelle 40 intervenan­ts et 200 participan­ts sont attendus. Il avait en tête d’inviter des experts du Sénégal, du Maroc et du Cameroun avec qui il collabore. Mais devant les délais qui s’allongent, en particulie­r pour le Sénégal, où ils sont de 462 jours, il songe à tout reporter. « Une [solution] serait de tenir la conférence dans un autre pays », a dit le professeur.

Pour lui, ces longs délais de traitement nuisent non seulement à ses activités de recherche, mais également à toute son université. « Il y a une attractivi­té qui n’est pas là. Ce n’est pas très sérieux », soutient-il. « La mission de l’Université de Montréal, c’est d’être l’université francophon­e la plus influente du monde. Mais si ça prend un an et demi pour avoir la permission de venir visiter Montréal […] alors que mon collègue marocain dit que ça lui prend une semaine pour pouvoir aller en France… »

Les organisate­urs de grands événements internatio­naux y penseront à deux fois avant de choisir Montréal comme ville hôte, craint M. Couture.

Plusieurs embûches

Longs délais de traitement, difficulté d’avoir de l’informatio­n concernant l’état d’une demande, acceptatio­n ou refus de dernière minute : pour avoir été responsabl­e de la logistique des participan­ts pour différents congrès internatio­naux, Laura Sawyer, directrice générale de l’Associatio­n internatio­nale de la communicat­ion (en anglais, ICA), sait de quoi elle parle.

M me Sawyer a elle-même dû intervenir auprès des ambassades et des consulats pour aider des participan­ts à obtenir le visa leur permettant d’assister aux divers congrès annuels de son associatio­n.

Cette année, le 73e Congrès de l’ICA, qui aura lieu à la fin mai à Toronto, accueiller­a plus de 4000 participan­ts, dont plus de 3300 viendront de l’extérieur du Canada. Et selon leur nationalit­é, un grand nombre d’entre eux auront besoin du précieux sésame.

« Nous partageons la frustratio­n des universita­ires dans le monde face aux difficulté­s liées à ces voyages internatio­naux », a-t-elle affirmé au Devoir. Des difficulté­s qui se sont exacerbées depuis la pandémie, affirme-t-elle, et qui ont aussi un impact sur la logistique du séjour, dont la réservatio­n des hôtels.

Sans pouvoir juger quatre mois à l’avance de l’ampleur du problème, Laura Sawyer, dont l’associatio­n compte plus de 5000 membres répartis dans 80 pays, s’attend encore une fois à devoir personnell­ement intervenir auprès des autorités migratoire­s canadienne­s.

Les limites de la distance

Pour Mme Sawyer, même si les participan­ts qui n’auront pas obtenu de visa pourront suivre le congrès à distance, il y a une limite à ne jamais pouvoir se rencontrer. « La valeur d’une conférence ne réside pas seulement dans les présentati­ons et les panels, mais aussi dans les conversati­ons de couloir, les événements sociaux, le réseautage », dit-elle. « C’est extrêmemen­t frustrant quand un universita­ire renommé, et qui est crucial pour un panel, se retrouve dans l’impossibil­ité d’entrer dans le pays hôte de la conférence. »

Assister aux conférence­s en ligne peut être une solution, mais c’est toutefois loin d’être idéal, croit aussi Stéphane Couture.

« Mettez-vous à la place de ces personnes-là. Si la conférence dure quatre jours en décalage horaire via Zoom, ils vont venir à deux ou trois réunions », laisse tomber le professeur. Il aurait aimé que ses collègues venus d’ailleurs restent quelques journées de plus que le colloque pour visiter la ville et tisser des liens. Toute la richesse des rencontres informelle­s est réduite à néant, déplore-t-il.

Une situation ironique, poursuit-il, quand on considère que la subvention fédérale qu’il a reçue se nomme Connexion, et que le but était « de connecter les gens ». « La dynamique qui permet des connexions va être grandement perdue, croit M. Couture. Les personnes africaines vont structurel­lement être désavantag­ées. »

De son côté, l’Université de Montréal indique que les université­s canadienne­s sont intervenue­s dans les derniers mois à ce sujet, au même titre que pour les permis d’études des étudiants étrangers.

Il y a une limite à n e jamais pouvoir se rencontrer

LAURA SAWYER

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GETTY IMAGES L’Université de Montréal indique que les université­s canadienne­s sont intervenue­s dans les derniers mois au sujet des visas, au même titre que pour les permis d’études des étudiants étrangers.

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