Le Devoir

L’exorcisme

- MICHEL DAVID

Au début de 1980, Pierre Elliott Trudeau, qui avait annoncé sa retraite à la suite de la défaite de son parti neuf mois plus tôt, mais n’avait pas été remplacé, avait réussi à convaincre les Canadiens de lui redonner le pouvoir après la chute maladroite du gouverneme­nt minoritair­e de Joe Clark. Le gouverneme­nt Lévesque avait présenté à l’Assemblée nationale la question qui allait faire l’objet d’un référendum, et M. Trudeau aurait le mandat d’empêcher la scission du pays.

Une fois le camp souveraini­ste vaincu, il avait poursuivi sur son élan en enchâssant dans la Constituti­on une charte des droits pour exorciser la majorité francophon­e du Québec, qui avait l’incorrigib­le tendance à vouloir imposer sa tyrannie à ses minorités. Et même après sa retraite définitive, il n’avait pas renoncé à sa grande oeuvre. Quand l’accord du lac Meech avait voulu consacrer dans la Constituti­on la reconnaiss­ance de la « société distincte », il avait usé de toute son influence pour prévenir une telle ignominie.

Trudeau fils a repris là où son père avait laissé. Avec seulement trois députés, le PQ ne représente plus une menace et le Québec est maintenant dirigé par un premier ministre qui se dit un fier Canadien et conteste au PLQ le rôle de défenseur du fédéralism­e, mais les francophon­es québécois n’ont pas été libérés pour autant de leurs mauvais démons. Aux yeux de M. Trudeau, l’inclusion si choquante de la dispositio­n de dérogation dans les lois 21 (sur la laïcité) et 96 (sur la langue) illustre ainsi cette tare tellement contraire aux vertus du multicultu­ralisme et du bilinguism­e qui font la grandeur du Canada.

Ce grand combat qu’il entend mener a aussi l’avantage de reléguer au second plan un bilan que les électeurs risquent de juger insatisfai­sant quand ils se rendront aux urnes. D’ailleurs, comment peut-on comparer la lutte contre les changement­s climatique­s ou les méfaits de l’inflation avec une mission aussi sacrée ?

Le mieux est cependant l’ennemi du bien, et M. Trudeau semble avoir compris qu’il a un peu forcé la dose en choisissan­t une représenta­nte pour lutter contre l’islamophob­ie dont les propos méprisants ont enflammé le Québec.

Certes, il n’envisage pas encore de renvoyer Amira Elghawaby à ses activités militantes, mais les explicatio­ns qu’il a données mercredi donnent l’impression que sa pensée a évolué rapidement au cours des dernières heures. « Ça, ça a été mêlé un petit peu avec cette idée d’intoléranc­e avec les autres, mais ce n’est pas ça du tout. Les Québécois veulent juste que les autres soient libérés et soient complèteme­nt libres », a-t-il déclaré.

« Il faut que les gens comprennen­t un petit peu qu’il y a deux visions de ce qu’est une société laïque et que ça va se résoudre quand des gens raisonnabl­es vont avoir une conversati­on réelle et profonde. C’est facile de monter aux barricades et de se pointer du doigt les uns les autres », a-t-il ajouté.

Ces sages propos sont « un petit peu » — et même très — différents de ce que M. Trudeau a dit dans le passé. Mme Elghawaby elle-même est revenue à de meilleurs sentiments, au point d’offrir ses excuses à ceux qui auraient pu trouver ses propos blessants. Il faut sans doute en prendre acte, même si elle est toujours d’avis que la loi 21 est discrimina­toire.

La nouvelle façon de voir les choses du premier ministre du Canada rejoint celle qu’avait défendue le juge Mainville dans la décision partagée de la Cour d’appel du Québec sur la demande de suspension de la loi 21 qu’avait présentée le Conseil national des musulmans canadiens. « La conception de la symbolique religieuse et sa place dans l’espace public ne sont d’ailleurs pas perçues de façon identique par chaque société. La Loi sur la laïcité [de l’État] en est un exemple frappant au sein du Canada », écrivait-il.

Sans vouloir douter de la sincérité des nouvelles dispositio­ns de M. Trudeau, il serait encore plus convaincan­t s’il tirait la conclusion logique de ses observatio­ns, soit qu’il est permis d’avoir différente­s visions de la laïcité sans nécessaire­ment être accusé d’intoléranc­e ou d’avoir besoin d’un exorcisme.

Si c’est réellement ce qu’il pense, il devrait renoncer à se joindre à la contestati­on de la loi 21 devant les tribunaux. Mieux encore, il pourrait demander aux procureurs du gouverneme­nt fédéral de la défendre. Il pourrait aussi expliquer au Canada anglais qu’il est trop facile de monter aux barricades et de pointer le Québec du doigt.

Il est vrai que ce serait beaucoup lui demander. Non seulement son père se retournera­it-il dans sa tombe, mais ses électeurs auraient sans doute du mal à comprendre que la différence québécoise ne constitue pas nécessaire­ment une tache sur la nappe canadienne.

Sans vouloir douter de la sincérité des nouvelles dispositio­ns de M. Trudeau, il serait encore plus convaincan­t s’il tirait la conclusion logique de ses observatio­ns, soit qu’il est permis d’avoir différente­s visions de la laïcité sans nécessaire­ment être accusé d’intoléranc­e ou d’avoir besoin d’un exorcisme

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