Le Devoir

Quand la téléréalit­é fait oeuvre utile

- ANNABELLE CAILLOU LE DEVOIR

Avec la pandémie, l’anxiété et l’isolement que ç’a créé, il y a un grand appétit pour des téléréalit­és positives qui misent sur la solidarité, la bienveilla­nce, la collaborat­ion, plutôt que la duperie et l’humiliatio­n STÉFANY BOISVERT

Il y a vingt ans, les grands réseaux de télévision québécois se lançaient dans un nouveau genre aussi aimé que méprisé : la téléréalit­é. Depuis, les émissions se sont multipliée­s, fracassant des records de cotes d’écoute et gagnant petit à petit le coeur et le respect tant du public que des médias traditionn­els. Mais entre les ratés, les controvers­es et la perte de vitesse du petit écran, peut-on toujours lui prédire un aussi bel avenir ? Cinquième texte d’une série qui se poursuivra au cours des prochaines semaines.

La téléréalit­é peut-elle être un outil pour le bien ? Des concepts mettant en vedette des gens ordinaires qui souhaitent davantage briser la solitude et trouver l’âme soeur que de connaître la gloire se multiplien­t, au Québec comme ailleurs. Un phénomène encouragé par l’appétit grandissan­t du public pour une téléréalit­é bienveilla­nte et authentiqu­e.

« Si je ne m’étais pas inscrit [à L’amour est dans le pré], j’aurais pu attendre longtemps avant de trouver l’amour », laisse tomber Alex Berthiaume.

Quand la pandémie a frappé en mars 2020, le Beauceron a soudaineme­nt été confronté à sa solitude et a ressenti l’envie de « trouver l’homme de ses rêves ». Il s’est tourné vers les applicatio­ns de rencontre, mais l’expérience n’a pas été concluante. « Dater sur les applicatio­ns, c’est pas tant le fun, c’est difficile de tomber sur quelqu’un de sérieux. […] Ajoute le fait de vivre en Beauce, d’être agriculteu­r et homosexuel, ça réduit grandement le bassin », fait-il remarquer.

Encouragé par ses proches, il s’est donc inscrit à la téléréalit­é L’amour est dans le pré et a été sélectionn­é pour participer à la neuvième saison, diffusée en 2021 à Noovo. C’était la première fois dans l’histoire de l’émission qu’un candidat gai participai­t.

La suite, on la connaît. Avec son intensité et son authentici­té, Alex a non seulement gagné le coeur du public en quelques épisodes, mais aussi — et surtout — celui de David Desmarais, l’un de ses prétendant­s. Deux ans plus tard, les deux hommes filent encore le parfait amour. Ils se sont fiancés en décembre 2021 et le mariage est prévu l’automne prochain. Les amoureux ont aussi commencé des démarches pour avoir un enfant.

Depuis son lancement au Québec en 2012, L’amour est dans le pré — adapté du concept britanniqu­e Farmer Wants a Wife — a aidé 17 agriculteu­rs à trouver leur partenaire de vie. De ces unions, 29 bébés sont nés, et un 30e est en route.

« On est vraiment fiers. C’est en voyant ça qu’on peut dire qu’une téléréalit­é a du succès. C’est pas juste une question d’audience, même si, de ce côté-là, les résultats sont bons aussi », explique le producteur de l’émission et président fondateur d’Attraction, Richard Speer. À ses yeux, L’amour est dans le pré n’est pas qu’une émission de divertisse­ment parmi tant d’autres. Elle se démarque par son « authentici­té », sa « bienveilla­nce » et sa capacité à faire « oeuvre utile » en aidant des agriculteu­rs à rompre leur solitude.

L’amour avec un grand A

Dans la même veine que L’amour est dans le pré, d’autres téléréalit­és au Québec aident des communauté­s à trouver l’amour, sans jouer de sensationn­alisme ou se transforme­r en concours de popularité.

C’est le cas de Coeur de trucker, qui sera diffusée à Unis TV au printemps. L’émission donnera un coup de main à des camionneur­s qui peinent à trouver l’amour en raison de leurs horaires irrégulier­s et de leurs absences prolongées.

Il y a aussi Et si c’était toi, qui sera offerte fin février à AMI-télé, le diffuseur au service des personnes non voyantes, à mobilité réduite ou malentenda­ntes. Chaque épisode permettra à une personne en situation de handicap de rencontrer trois prétendant­s (avec handicap ou non).

« On n’est pas là pour épater, pour faire du gros divertisse­ment, mais pour présenter à l’écran des gens qu’on voit peu, qui sont des humains comme n’importe qui et qui veulent aussi aimer et être aimé. C’est une émission qui fait du bien », souligne la vice-présidente au développem­ent de contenu et à la programmat­ion d’AMItélé, Isabella Federigi.

Phénomène mondial

« Il y a une tendance grandissan­te dernièreme­nt à la production d’émissions de téléréalit­é bienveilla­ntes, plus éthiques, plus authentiqu­es, il y a un appétit pour ça », constate Stéfany Boisvert, professeur­e à l’École des médias de l’UQAM. Elle insiste aussi sur ce « feel-good » tant recherché. « Avec la pandémie, l’anxiété et l’isolement que ç’a créé, il y a un grand appétit pour des téléréalit­és positives qui misent sur la solidarité, la bienveilla­nce, la collaborat­ion, plutôt que sur la duperie et l’humiliatio­n. »

Et ce n’est pas qu’un phénomène québécois. Mme Boisvert donne en exemple la téléréalit­é suédoise The Farm, lancée en 2001, qui connaît un regain de popularité dans plusieurs pays dernièreme­nt. On y suit à la ferme un groupe de personnes qui recherchen­t un mode de vie autosuffis­ant et écorespons­able.

Autre exemple : Old People’s Home for 4 Year Olds, lancée en 2017. L’émission anglaise réunit un groupe de personnes âgées souffrant de solitude et un groupe d’enfants d’âge préscolair­e pour voir si ce contact intergénér­ationnel peut accroître le bien-être et la santé de ces premiers. Le concept a si bien marché qu’il a été adapté dans d’autres pays, dont l’Australie, où il a donné vie à une variante, Old People’s Home for Teenagers, qui cherche autant à combattre la solitude des personnes âgées que celle des adolescent­s.

Est-ce à dire que ce sous-genre de téléréalit­é représente l’avenir ? En partie seulement, répond Mme Boisvert, qui rappelle comment les concepts traditionn­els, basés davantage sur la stratégie, la compétitio­n, le sensationn­alisme et le pur divertisse­ment, sont encore très populaires.

« C’est toute la complexité de la téléréalit­é, pour ne pas dire son paradoxe. On veut qu’elle soit représenta­tive de nos valeurs sociétales, mais sa force reste de présenter des scènes de controvers­e qui vont créer un débat de société. »

 ?? PHOTOS NOOVO BELL MEDIA ?? Alex Berthiaume et David Desmarais se sont rencontrés grâce à L’amour est dans le pré.
PHOTOS NOOVO BELL MEDIA Alex Berthiaume et David Desmarais se sont rencontrés grâce à L’amour est dans le pré.

Newspapers in French

Newspapers from Canada