Le Devoir

Improvisat­ion et confusion électrique­s

Pour deux experts, le gouverneme­nt semble naviguer à vue dans la transition énergétiqu­e

- ALEXANDRE ROBILLARD CORRESPOND­ANT PARLEMENTA­IRE À QUÉBEC LE DEVOIR

En décembre dernier, le ministre de l’Économie et de l’Énergie, Pierre Fitzgibbon, avait frappé les esprits en prêchant pour la « sobriété » énergétiqu­e, affirmant que les Québécois pourraient être incités à démarrer leur lave-vaisselle à minuit pour diminuer la demande en période de pointe. Le ministre avait évoqué la possibilit­é d’inclure dans un projet de loi des tarifs différenci­és en fonction des heures de la journée afin de provoquer un changement dans les habitudes de consommati­on.

Cette semaine, à la veille d’une vague de froid qui a provoqué une forte pointe vendredi et samedi, M. Fitzgibbon ne professait plus la sobriété.

« Au contraire, quand il fait froid, il faut se chauffer », a-t-il répondu à une journalist­e, jeudi.

Cette déclaratio­n est survenue à la fin d’une séquence de sept jours où le gouverneme­nt a continué de préciser sa vision concernant le rôle d’HydroQuébe­c dans la transition énergétiqu­e vers la carboneutr­alité d’ici 2050.

Des ardeurs tempérées

La semaine précédente, à Laval, le premier ministre François Legault avait d’ailleurs conclu une réunion de ses députés en tempérant les ardeurs de M. Fitzgibbon en matière de sobriété énergétiqu­e. Plus question de légiférer, à court terme, pour demander aux Québécois de démarrer leur lave-vaisselle à minuit, expliquait-il en substance, lors d’une conférence de presse.

Partageant toutefois l’avis de M. Fitzgibbon concernant le rôle du privé dans le secteur éolien, le premier ministre avait lui aussi exclu la possibilit­é de confier à Hydro-Québec l’exploitati­on de futurs parcs éoliens.

À l’Assemblée nationale, les travaux ont repris mardi avec l’étude du projet de loi 2, qui vise à plafonner les hausses tarifaires d’Hydro-Québec à 3 % et à soustraire la société d’État à l’obligation d’accepter toutes les demandes d’approvisio­nnement provenant d’entreprise­s.

Présent lors de l’étude du texte législatif, M. Fitzgibbon a précisé que le gouverneme­nt ne répondrait pas positiveme­nt au total de 23 000 MW supplément­aires actuelleme­nt demandés par des entreprise­s, ce qui, selon Hydro-Québec, nécessiter­ait la constructi­on de 13 centrales hydroélect­riques semblables à celle de La Romaine, sur la Côte-Nord.

Le ministre a affirmé que la société d’État serait en mesure de combler seulement les besoins de projets totalisant entre 8000 et tout au plus 10 000 MW. Du même souffle, il y a rayé de la liste des projets de production d’hydrogène vert, dont les demandes totalisaie­nt 9000 MW.

Un train peut en cacher un autre

M. Legault et son ministre ont néanmoins terminé la semaine en associant le gouverneme­nt à un projet d’hydrogène produit avec de l’énergie renouvelab­le. Une subvention de 3 millions de dollars a ainsi été accordée à un projet pilote de train touristiqu­e à l’hydrogène vert dans Charlevoix.

À cette occasion, M. Fitzgibbon a finalement précisé que, malgré ce qu’il avait dit deux jours plus tôt, Hydro-Québec approvisio­nnera tout de même de nouveaux projets stratégiqu­es d’hydrogène vert. Il a du même souffle déclaré que le tiers du secteur du transport lourd aura recours à l’hydrogène vert, tout en reconnaiss­ant qu’il ne connaît « pas réellement » la proportion que ce carburant occupera dans la transition énergétiqu­e.

Confusion et improvisat­ion

Titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie à HEC Montréal, Pierre-Olivier Pineau constate que cet enchaîneme­nt de déclaratio­ns témoigne d’une absence de plan clair au gouverneme­nt dans le dossier de la transition énergétiqu­e, qui doit permettre au Québec de respecter ses engagement­s dans la lutte contre les changement­s climatique­s. « En faisant des déclaratio­ns non préparées qui sortent de l’esprit de nos dirigeants sans que l’on comprenne la source de ces déclaratio­ns, ça sème la confusion », déplore-t-il.

Professeur de physique à l’Université de Montréal et directeur scientifiq­ue de l’Institut de l’énergie Trottier à Polytechni­que Montréal, Normand Mousseau fait le même constat. « Je pense qu’ils n’ont pas saisi ce que ça signifie, la transition énergétiqu­e dans son ampleur, ce que ça représente, et la nécessité d’une stratégie globale », affirme-t-il.

Les deux chercheurs s’étonnent des chiffres brandis par M. Fitzgibbon, dont ils n’ont jamais entendu parler.

M. Mousseau affirme qu’il n’a jamais vu aucune donnée scientifiq­ue établissan­t que le tiers du secteur du transport lourd aura besoin d’hydrogène vert. « Prenez ça comme une déclaratio­n politique, prévient-il. Il n’y a pas d’études là-dessus que j’ai vues. »

M. Pineau met aussi en doute l’analyse du ministre. Je pense que c’est une estimation qui vient de la tête des conseiller­s, je ne vois aucune étude qui peut permettre d’affirmer ça », assène-t-il à son tour.

Réticence au changement

Le changement de cap pour la révision des tarifs résidentie­ls témoigne également d’une navigation à vue, constate M. Pineau. « Politiquem­ent, ce n’est pas payant de commencer un débat sur les tarifs, dit-il. Ça emmerde tout le monde de parler de ça, et il y a une grosse réticence au changement ».

M. Mousseau met cela sur le compte de l’inexpérien­ce de M. Fitzgibbon. « On voit que ça n’a pas passé, note-til. Il venait d’arriver en poste, il a absorbé ce qu’on lui a dit à l’étranger sans se rendre compte que ce n’était pas le problème au Québec. »

Les deux chercheurs sont partagés sur l’utilité de la mesure. Pour M. Pineau, le gouverneme­nt ne fait que pelleter le problème en avant. « Ça semble être le reflet d’un manque complet de plan, d’une improvisat­ion assez profonde », dit-il.

M. Mousseau croit inutile d’avoir des mesures en dehors des périodes de pointe puisque la puissance actuelle de 40 000 MW d’Hydro-Québec répond à la demande la quasi-totalité du temps. « Dire aux gens de laver leur vaisselle la nuit, au milieu de l’été, ça n’a aucun sens », explique-t-il.

Approvisio­nnements

Malgré la révision à la baisse de ce qui pourrait être offert pour de nouveaux projets d’entreprise­s, M. Mousseau juge que la quantité de 8000 MW à 10 000 MW, soit au moins 80 TWh par année, est considérab­le. Il rappelle que le gouverneme­nt a déjà reconnu qu’il faut déjà 100 TWh supplément­aires rien que pour électrifie­r l’économie dans le cadre de la transition énergétiqu­e. « C’est basé sur leur jugement, notet-il. Si on demandait de trouver 10 000 MW, ce ne serait pas facile. »

M. Pineau estime que cet objectif pourrait tout de même être atteint en cinq ans, quoiqu’il souligne encore là le manque de plan précis. « Ce n’est pas impossible, dit-il. Ça relève plus de l’improvisat­ion que d’une planificat­ion et d’études sérieuses, transparen­tes et indépendan­tes. »

Quant à la place du privé dans l’éolien, M. Mousseau croit qu’il serait plus avantageux de laisser HydroQuébe­c exploiter ses propres installati­ons. « On paie plus cher pour l’éolien parce que les profits, de 15 % à 20 % perçus par les propriétai­res des parcs, ne sont pas dans les poches des Québécois », dit-il.

Une opinion que ne partage pas M . Pineau, pour qui Hydro-Québec en fait déjà assez. « Je ne pense pas que ce soit une erreur de laisser une part de marché à d’autres joueurs. »

En faisant des déclaratio­ns non préparées qui sortent de l’esprit de nos dirigeants sans que l’on comprenne la source de ces déclaratio­ns, ça sème la » confusion PIERRE-OLIVIER PINEAU

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