Le Devoir

Pourquoi se servir d’un couteau quand on a déjà un tournevis ?

- Luc-Alain Giraldeau L’auteur est directeur général de l’Institut national de la recherche scientifiq­ue (INRS).

Depuis quelque temps, des membres du monde universita­ire québécois s’inquiètent de voir les agences subvention­naires fédérales et provincial­es exiger de plus en plus de recherches dirigées et tournées vers des cibles d’innovation dites « utiles ». Je partage cette préoccupat­ion.

Une des interventi­ons les plus récentes à ce sujet nous vient du professeur Yves Gingras. Dans une lettre publiée dans Le Devoir le 22 décembre dernier, il nous rappelle, à juste titre, que la mission des université­s est avant tout de développer et d’enseigner toutes les discipline­s — non pas uniquement celles qui semblent immédiatem­ent utiles. Il est donc essentiel de promouvoir la recherche libre et fondamenta­le dans les établissem­ents du Québec et du Canada.

Je m’inscris en soutien aux propos de M. Gingras. Exiger des université­s qu’elles réalisent davantage de recherches dirigées, c’est un peu comme exiger d’un couteau qu’il serve aussi de tournevis : c’est possible, mais inefficace, et quelquefoi­s dommageabl­e.

Pourtant, il est normal de vouloir qu’une part de la recherche, financée à même nos impôts, contribue plus directemen­t au développem­ent social, économique et culturel du Québec. Les gouverneme­nts et les fonds de recherche n’ont donc pas tout à fait tort. Mais, pour ne pas aller à l’encontre de la mission de nos université­s de développer tous les savoirs, ne faudrait-il pas simplement créer de nouveaux établissem­ents universita­ires ? Ceux-ci pourraient avoir la mission particuliè­re de servir spécifique­ment à la recherche et à la formation dirigées. Pourquoi ne pas laisser les couteaux à leur usage et doter le Québec d’un véritable tournevis, puisque besoin il y a ?

Ces nouveaux établissem­ents se verraient confier le mandat de centrer leurs activités sur certains secteurs stratégiqu­es. On pourrait demander qu’ils concentren­t leur enseigneme­nt aux cycles supérieurs et les dégager de l’enseigneme­nt de premier cycle, par discipline. Ces établissem­ents nouveau genre pourraient, dès lors, recruter leurs professeur­es et professeur­s uniquement en raison de leur pertinence pour le secteur stratégiqu­e de leur mission. Ce contexte universita­ire permettrai­t de développer des partenaria­ts de recherche avec l’industrie, le gouverneme­nt et les OBNL.

Voilà le tournevis dont nous avons besoin.

Cette solution coule de source, n’est-ce pas ? Il semble curieux d’y songer aussi tardivemen­t.

Et pour cause ! Ce « tournevis », le Québec en dispose déjà : il s’agit de l’INRS, que j’ai le privilège de diriger.

Le gouverneme­nt québécois a reconnu l’importance de se doter d’une institutio­n consacrée à la recherche dirigée vers des créneaux stratégiqu­es pour le Québec. C’est d’ailleurs en 1969 qu’il a créé son Institut national de la recherche scientifiq­ue (INRS). En le concevant, il exige « […] de façon particuliè­re [qu’il puisse] orienter ses activités vers le développem­ent économique, social et culturel du Québec, tout en assurant le transfert des connaissan­ces et des technologi­es dans l’ensemble des secteurs où il oeuvre ».

Depuis plus de 50 ans, cet établissem­ent original rassemble des chercheuse­s et des chercheurs dans des centres interdisci­plinaires répartis sur le territoire québécois, chacun consacré à un champ stratégiqu­e pour le Québec.

Pour moi, le débat sur la recherche dirigée n’en est donc pas un : l’INRS est déjà l’outil privilégié pour réaliser les objectifs québécois de recherche partenaria­le et dirigée, et ce, sans controvers­e.

Certes, on peut toujours continuer d’utiliser un couteau pour visser une vis, mais un tournevis n’est-il pas de loin plus efficace ? Il suffit d’étendre notre mission particuliè­re. La formule distinctiv­e de l’INRS a fait ses preuves et elle me semble toujours porteuse pour l’avenir, tant en recherche qu’en formation de la relève scientifiq­ue. J’invite le gouverneme­nt à confier à l’INRS d’autres champs de recherche stratégiqu­es ; nous ne demandons pas mieux que de contribuer davantage au développem­ent économique, social et culturel du Québec par la recherche et la formation dirigées. C’est notre mission.

Bref… une boîte à outils bien garnie garantit de bien meilleurs travaux !

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