Le Devoir

Futurs sombres et dystopies sur scène

« La science-fiction, comme la mythologie, a le pouvoir d’ouvrir des portes pour aborder des questions universell­es »

- D: GRAND ANGLE MARIE LABRECQUE LE DEVOIR

Dystopie, anticipati­on, uchronie : jadis surtout réservés aux écrans, ces genres prospectif­s, récits se projetant dans des réalités alternativ­es ou des futurs sombres, semblent prendre davantage leur place sur la scène depuis quelques années. « J’ai l’impression que les artistes sont toujours des espèces de canaris dans la mine, avance Sarah Berthiaume. Ce qui se trame dans l’angoisse collective ressort peut-être en premier dans les oeuvres, parce qu’on est appelés à parler de ce qui nous habite. » Et de l’environnem­ent à la guerre, l’air du temps est morose. « Collective­ment, on est obsédés par notre fin. C’est thérapeuti­que, peut-être, d’en parler et de la voir, de faire la paix avec ça. »

L’autrice va créer Wollstonec­raft à la mi-avril au Quat’Sous, là où est jouée présenteme­nt Vous êtes animal, uchronie dans laquelle Jean-Philippe Baril Guérard imagine Charles Darwin aujourd’hui. « Pour moi, c’est un peu “qu’est-ce qui arriverait si Mary Shelley créait aujourd’hui ?”. Je prends aussi une figure historique que je projette dans le futur et je regarde comment ça se développe. Il y a là un petit côté laboratoir­e, savant fou [rires]. C’est pourquoi je pense qu’il y a quelque chose de libérateur et de ludique dans ces formes-là. »

Campé dans un avenir proche, sur fond de crise et de climat déréglé, Wollstonec­raft est une « réécriture très, très libre de Frankenste­in ». Comme Shelley à l’époque, Sarah Berthiaume s’est inspirée des nouveaux progrès de la science et de la technologi­e pour imaginer sa créature. On y voit une autrice désabusée, qui ne parvient pas à enfanter, mettre ses foetus congelés dans une imprimante 3D et créer un bébé vivant à partir de

ça… La pièce traite notamment du rapport conflictue­l à la création, à ces « oeuvres qui, après, nous échappent, qu’on aime mais qu’on hait aussi ».

Technologi­e

« Le théâtre de création québécois est l’une des formes d’art les plus engagées à être un reflet du monde dans lequel on vit, et parfois à être un peu en prospectiv­e par rapport à où on va. Alors, ce n’est pas étonnant qu’on voie des dystopies. »

Directeur de Premier Acte, seule salle de Québec consacrée à la relève théâtrale, Marc Gourdeau constate cet intérêt des jeunes créateurs : le diffuseur a reçu plusieurs projets au contenu dystopique pour la saison 2022-2023, et en a programmé trois, « très différents ».

Marc Gourdeau pense que la pandémie n’est pas étrangère à ce phénomène. « On a été comme mis sur pause pendant deux ans. Est-ce que ça a amené des [artistes] à se projeter davantage dans l’avenir, à se demander comment ça allait être, après ? Aucune de ces propositio­ns-là n’est très réjouissan­te. Et la pandémie nous a amenés de plus en plus dans l’univers virtuel, une grosse partie de notre vie se passait en ligne. » Or, Box Exp., création de Lauriane Charbonnea­u, inspirée par la télésérie Black Mirror, et L’Inframonde de l’Américaine Jennifer Haley, thriller de science-fiction qui sera présenté à la mi-mars, sont « profondéme­nt ancrées dans l’univers numérique ». On sentait déjà la dynamite à l’âge de pierre, de Natalie Fontalvo et Charlie Cameron-Verge, était plutôt une dystopie politique, campée au lendemain d’une troisième guerre mondiale.

Il y a aussi que le discours prospectif est très présent dans la société, croit Marc Gourdeau. « Avec la question écologique, on essaie de voir où on va être dans tant d’années. On dirait que l’espace public est quasi dystopique, dans le sens où on se projette dans l’avenir plus que jamais, dans un paquet de domaines. »

Outre l’anxiété générale qui nourrit cette émergence, l’avancée de la technologi­e, par exemple « l’arrivée de l’écran au théâtre, permet d’entrer dans ces univers-là plus facilement », mentionne Claude Poissant. Dès son entrée en fonction, le directeur artistique du théâtre Denise-Pelletier (TDP) était conscient qu’une partie du public auquel il s’adressait, le scolaire, « aime en général ces univers futuristes ».

« Et c’est très drôle, parce que j’ai reçu trois propositio­ns de monter 1984, par trois metteurs en scène différents, en deux mois. C’était un signe. » Outre le classique d’Orwell en 2016, le TDP a depuis monté une adaptation du Meilleur des mondes par Guillaume Corbeil (2019) et accueilli dans la salle Fred-Barry, l’automne dernier, Plastique, une création de Félix Emmanuel et Zoé Girard sise en 2122, dans un monde sans pétrole. Trois spectacles qui ont « marché très fort », auprès des deux publics.

Science-fiction

Pour Cédric Delorme-Bouchard, si le théâtre a beaucoup moins exploré les univers du futur que les récits du passé, la « science-fiction [s.-f.], comme la mythologie, a le pouvoir d’ouvrir des portes pour aborder des questions très universell­es. Je pense qu’en se projetant, que ce soit dans le passé ou dans le futur, on n’a pas le choix d’échapper à notre réalité de tous les jours pour s’ouvrir aux grandes questions fondamenta­les qui traversent l’expérience humaine. »

Le créateur — qui portera sur scène une autre oeuvre littéraire de s.-f. la saison prochaine — reprend Les employés en avril, au Prospero. Même si cette adaptation du roman danois d’Olga Ravn se déroule dans un futur très lointain, le récit traduit, croit-il, des angoisses semblables à celles qu’on ressent aujourd’hui face au capitalism­e radical, à la crise écologique ou à « l’étiolement des relations humaines ».

« Ce que j’aime de ce type d’oeuvre d’anticipati­on, c’est qu’il n’a pas un seul sujet. C’est une mise en garde contre beaucoup de dangers qui peuvent guetter les humains du futur. Et c’est ce qui est intéressan­t : [le spectateur] se connecte avec les peurs qui font écho avec son parcours personnel. Les employés, c’est une multitude de petites dystopies possibles, mais à travers lesquelles il y a aussi des portes pour des utopies envisageab­les. »

Pour Geneviève L. Blais, qui a monté en septembre la dystopie climatique Nostalgie 2175 d’Anja Hilling, le genre « crée un espace qui nous permet de voir les choses avec une distance. On se sent protégés, parce qu’on y parle du futur, pas d’ici maintenant. Et parce qu’on abaisse nos gardes, nos défenses, j’ai l’impression que le spectacle peut nous percuter d’une façon parfois très forte. »

« Cela permet de faire une réflexion sur un état des choses, en faisant de la projection et en pouvant aller aussi loin qu’on le veut puisqu’on n’a pas un ancrage présent », ajoute Martin Bellemare, auteur en 2015 de La liberté — une pièce campée dans un futur proche où le suicide est un service offert par le gouverneme­nt…

Le dramaturge et la metteuse en scène se sont réunis pour créer Le futur, présentée à l’Usine C du 14 au 23 février. À la fois « geste de colère et artistique », la pièce tire son origine du Manifeste du futurisme de 1909 et du constat par Bellemare que les valeurs que ce mouvement revendiqua­it « dominent aujourd’hui, malheureus­ement : beaucoup d’autorité, de violence, de progrès technologi­ques ». Comme si notre présent était la dystopie de ce passé, quoi…

Il s’agit pour l’auteur d’une tentative de sublimer l’état actuel des choses en proposant un « huis clos qui aborde notre impuissanc­e et notre exaspérati­on ». La protagonis­te du Futur, elle, décide de faire un acte symbolique : tuer la personne la plus riche du monde… Si le texte traite de notre présent, il peut avoir un effet miroir, estime son auteur : « On est le futur des futuristes. Quel sera donc le nôtre ? »

Quant à la prochaine pièce de Martin Bellemare, elle sera sise en 2145, donnant ainsi la légitimité à l’auteur québécois d’écrire sur une situation hors Canada (sujet mystérieux qu’il ne veut pas encore dévoiler). « La transposit­ion temporelle future me permet d’aborder un sujet que [sinon] je ne pourrais pas aborder et me donne un angle que je ne pourrais pas avoir autrement — par rapport à toutes ces questions d’appropriat­ion. Ça m’offre un décalage, qui me permet aussi d’envisager le matériau avec un peu plus d’humour que si je le traitais de façon brute aujourd’hui, puisqu’il est brûlant. »

Claude Poissant considère justement que la forme dystopique, avec son univers à inventer, ce « laissez-passer pour n’importe où », offre une liberté aux créateurs « dans un monde où on est de plus en plus contraints ». Un genre en apparence « moins contraigna­nt parfois — malgré toute la rigueur qu’il exige pour être cohérent — que de rendre compte avec justesse d’un passé qui a existé, où on sent devoir être très précis », ou de tendre un miroir à un présent face auquel on peut manquer de recul. « Alors, j’ai l’impression que le monde futur, ce qu’on peut imaginer, c’est un espace de liberté. »

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La metteuse en scène Geneviève L. Blais et le dramaturge Martin Bellemare se sont réunis pour créer Le futur, présentée à l’Usine C du 14 au 23 février.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Photo de la une du La metteuse en scène Geneviève L. Blais et le dramaturge Martin Bellemare se sont réunis pour créer Le futur, présentée à l’Usine C du 14 au 23 février.
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