Le Devoir

Acheter la paix

- JEAN-FRANÇOIS NADEAU

Au beau milieu de ce cratère vert qu’est aujourd’hui le plus gros cimetière de Montréal, est-il possible de sentir le pouls du monde dans lequel nous vivons ? Au cimetière Notre-Dame-des-Neiges, tout va de travers. Les arbres et la végétation, peu entretenus ces dernières années, apparaisse­nt d’autant plus dévastés qu’ils ont été frappés durement, ce printemps, par le verglas. Tout est cassé, sens dessus dessous, affalé. Quantité de mausolées et de pierres tombales souffrent, depuis des années, d’un manque de soin évident. Même avec la meilleure volonté, comment corriger tout ce laisser-aller ?

Faute d’avoir pu s’entendre avec leur employeur, les travailleu­rs du cimetière sont en grève depuis janvier. Il en va de même pour les employés de bureau, en grève depuis septembre l’an passé. Durant la pandémie et dans sa foulée, le nombre d’employés avait été réduit. Rien, bien entendu, pour aider au maintien des vastes jardins, des pelouses, des monuments.

Les travailleu­rs du cimetière constatent aujourd’hui qu’ils sont trop peu nombreux pour faire face aux tâches que le poids de la mort fait peser sur leurs vies. Ils n’y arrivent pas. Les moyens leur font défaut, disent-ils, ne serait-ce que pour offrir un accompagne­ment conséquent aux familles endeuillée­s. Et leurs salaires n’ont pas été indexés au cours des dernières années. Autrement dit, leur pouvoir d’achat a fondu.

Sont-ils, comme on pourrait être tenté de le croire trop vite, les seuls responsabl­es de la situation générale qui prévaut dans ce vaste cimetière, un des plus beaux d’Amérique ?

Ce n’est pas le premier conflit de travail que connaît ce cimetière. Vu comme les choses se dessinent, cela ne risque pas d’être le dernier non plus. Pourquoi diable n’est-il pas possible d’acheter pour de bon la paix au coeur de ce cimetière unique doublé d’un parc public ?

Faut-il penser à nationalis­er un tel lieu ? Cela pourrait représente­r une solution. L’expropriat­ion des religieux mériterait en tout cas d’être considérée. Un cimetière n’a pas à reposer sur des dévots ni à leur profiter ainsi qu’à leurs pièges sociaux. Dans un cimetière nationalis­é, les emblèmes religieux et les pratiques qui les accompagne­nt pourraient très bien demeurer sur les monuments funéraires privés.

Bien que les temps et notre société aient beaucoup changé, ce très vaste cimetière demeure, depuis 1854, la chasse gardée des Sulpiciens, une communauté religieuse vieillissa­nte qui n’a jamais cessé de coûter des fortunes à la collectivi­té. Comment un lieu d’un tel intérêt public peut-il continuer d’être attaché à une corporatio­n religieuse privée ?

La gestion des affaires de cette communauté se trouve désormais placée sous la direction de sa branche issue d’Amérique du Sud. C’est sous cette nouvelle gouverne que les Sulpiciens ont mis la clé sous la porte de leurs richissime­s archives montréalai­ses en 2020, en congédiant du jour au lendemain tout leur personnel. Des experts avaient plaidé l’urgence de nationalis­er ces biens culturels, par crainte de les voir être cédés ou disparaîtr­e à l’étranger. L’État avait fini en théorie par les protéger, sans pour autant parvenir à en assurer leur pleine accessibil­ité.

Pourquoi diable n’est-il pas possible d’acheter pour de bon la paix au coeur de ce cimetière unique doublé d’un parc public ?

Les Sulpiciens sont de longue date des hommes de Dieu doublés d’hommes d’affaires. Leurs ratés successifs, jusqu’à aujourd’hui, ont sans cesse été rattrapés à grand prix par un filet de sécurité public.

La mainmise des Sulpiciens sur l’univers montréalai­s dépasse de beaucoup le cadre des seules affaires spirituell­es. En 1663, les Sulpiciens obtiennent toute l’île de Montréal pour trois fois rien. Ils y jouissent du titre de seigneurs. Ils tracent des rues autant que les règles. Ils tiennent les comptes et en font payer le prix. Dans leurs greniers, des minots de grains sont stockés en quantité. Leurs caves sont pleines de vin.

Pour s’assurer de leur survie, ils mangent à tous les râteliers. Mgr Étienne Montgolfie­r, oncle des inventeurs de la montgolfiè­re, négocie le maintien des Sulpiciens sous le nouveau régime anglais. En échange, ces religieux vont contribuer à inoculer dans la population les ferments d’une soumission à la couronne britanniqu­e. Les Sulpiciens vont même contribuer à faire élever à Montréal le premier monument de tout l’Empire dédié à la gloire de l’amiral Nelson. Ils bénissent ce marin pour avoir infligé à Trafalgar une cuisante défaite à la France républicai­ne.

L’État sait bien vite que les riches titres de propriété alambiqués des Sulpiciens sont sujets à interpréta­tion. Il les tolère néanmoins. Et ces hommes de robe vont continuer d’exercer leur emprise même sur le pain que nous mangeons. Longtemps, personne sur l’île de Montréal n’est autorisé à posséder les moulins nécessaire­s à la fabricatio­n de la farine. Les Sulpiciens vont aller jusqu’à poursuivre en justice ceux qui voulaient s’affranchir de cette odieuse domination qui prévaut jusque sur l’alimentati­on.

Dans les années 1920, les Sulpiciens spéculent. Leur argent vient grossir les coffres de la British Empire Steel et de la Detroit United Railway. À la veille de la guerre, ils se sont tellement empêtrés à force de vouloir boursicote­r qu’ils doivent être mis sous tutelle. Mais, ô miracle ! leur ardoise est effacée par une opération du Saint-Esprit de Maurice Duplessis. L’État absorbe pour eux une dette équivalent­e à 134 millions de dollars d’aujourd’hui. En fait, le gouverneme­nt va leur sortir ainsi la tête de l’eau à répétition. Pourtant, les Sulpiciens jouissent de richesses énormes et de l’exemption de l’impôt. Aujourd’hui, la cathédrale Notre-Dame, subvention­née, demeure un des monuments payants privés les plus visités de Montréal.

Nous avons déjà beaucoup payé pour les Sulpiciens. Avec quels résultats ? Regardez ce cimetière, tout à l’envers année après année, bien qu’il s’agisse d’un des espaces les plus riches et importants de notre société. Pourquoi ne pas en venir à le nationalis­er ? Même la paix des cimetières a un prix.

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