Le Devoir

Négocier avec l’Inde

Ce pays est un marché avec d’énormes possibilit­és pour les entreprise­s canadienne­s

- L’auteur est un ancien stratège conservate­ur. Il a été conseiller politique dans le gouverneme­nt Harper ainsi que dans l’opposition. Rodolphe Husny

La semaine dernière, le ministre du Commerce et de l’Industrie de l’Inde, Piyush Goyal, était à Ottawa pour rencontrer son homologue, Mary Ng. Cela m’a rappelé des souvenirs. J’ai esquissé un sourire en lisant que les pourparler­s en vue d’un accord commercial des premiers progrès progressen­t. Tout est dans le titre.

Je suis entré au ministère du Commerce internatio­nal à Ottawa en 2011, comme conseiller politique du ministre Ed Fast. Le premier ministre Harper venait de remporter une majorité. Il avait les coudées franches et quatre années devant lui pour mettre en place ce que nous décrivions comme « le plan de stimulatio­n du commerce le plus ambitieux de l’histoire du Canada ».

La lettre de mandat qu’avait reçue le ministre Fast était longue et ambitieuse : conclure des accords de libreéchan­ge avec l’Union européenne (UE), le Japon, la Corée du Sud, le Brésil, l’Inde et j’en passe. Il fallait également conclure des accords de promotion et de protection des investisse­ments étrangers (APIE). Nous devions ouvrir de nouveaux marchés et aider les entreprise­s canadienne­s à percer à l’étranger, en négociant des tarifs douaniers réduits.

L’objectif était double : faire en sorte que nos entreprise­s étendent leurs exportatio­ns au-delà des États-Unis et convaincre des entreprise­s étrangères de s’établir au Canada, d’où elles pourraient avoir un accès préférenti­el aux marchés des États-Unis, de l’Europe et de l’Asie, grâce aux accords commerciau­x que nous devions conclure. Le ministre de l’Industrie, FrançoisPh­ilippe Champagne, peut donc nous remercier, car cela a certaineme­nt joué dans la décision de Volkswagen d’ouvrir une usine au Canada.

Pour connaître tous les secrets de coulisses des négociatio­ns d’accords internatio­naux, le ministre Fast avait sollicité une rencontre privée avec Derek Burney. Ancien haut fonctionna­ire, M. Burney avait participé aux négociatio­ns de l’accord avec les États-Unis en tant que chef de cabinet de Brian Mulroney et ambassadeu­r à Washington.

J’ai eu l’occasion d’assister à cette rencontre et ce que je retiens de cette discussion à bâtons rompus, c’est que toute négociatio­n internatio­nale comporte trois étapes.

Comment négocier

La première peut paraître simpliste : il s’agit d’amorcer les négociatio­ns. Comme sur une piste de danse, il faut être deux pour valser : la volonté doit être mutuelle. Il faut recevoir une invitation à la soirée.

Cette volonté dépend cependant des priorités de chaque gouverneme­nt, de son programme politique ; elle est aussi limitée par les ressources et le temps, ainsi que par le bénéfice politique qu’on est prêt à mettre en jeu dans l’exercice.

Le respect entre dirigeants et la crédibilit­é sur la scène internatio­nale sont importants, mais la géopolitiq­ue ou les intérêts commerciau­x le sont tout autant. Comme l’a dit le général de Gaulle, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Il faut rendre à César ce qui est à César : en ce qui concerne l’Accord économique et commercial global (AECG) entre le Canada et l’UE, c’est le premier ministre Harper qui a lancé les négociatio­ns, en 2009 à Prague, et qui les a conclues, en dévoilant le texte de l’entente à Ottawa en septembre 2014. Jean Charest y a aussi joué un rôle, en travaillan­t auprès de la Commission européenne pour entamer les négociatio­ns.

La deuxième étape est la négociatio­n. Je vais vous faire une confidence : dès le départ, on connaît les sujets qui vont être difficiles. Chaque partie a ses intérêts offensifs et défensifs. On peut penser à la gestion de l’offre au Canada. Même chose pour le secteur de l’automobile avec le Japon ou la Corée du Sud. Mais on n’en parle pas, en tout cas pas au début. Les négociateu­rs commencent par les sujets sur lesquels on peut s’entendre, pour faire des progrès, clore le plus de chapitres possible, sans trop de discorde.

Comme Derek Burney nous l’avait confié, avant que le politique entre dans la danse, il faut laisser les chefs négociateu­rs. En termes diplomatiq­ues, il ne faut pas être le demandeur. Ce n’est qu’une fois les négociatio­ns rendues à un certain stade qu’elles passeront au niveau des ministres, puis à celui des chefs d’État.

La troisième étape est la conclusion. C’est à ce moment que l’on voit si la volonté politique du début est encore là.

La relation entre les chefs d’État joue pour beaucoup. Ce sont eux qui font les derniers arbitrages. Ils ne présentero­nt l’accord que s’ils croient qu’il est dans l’intérêt de leurs concitoyen­s. Ultimement, ce sont eux qui en paieront le prix politique ; cela arrive donc qu’ils disent non et qu’on doive retourner à la table des négociatio­ns.

Brian Mulroney avait cultivé de bonnes relations non seulement avec le président Reagan, mais aussi avec son vice-président, George H. Bush. Cela a bien servi le Canada pour l’ALENA. Il y avait énormément de respect entre Angela Merkel et Stephen Harper. Ils connaissai­ent chacun tous les détails des négociatio­ns de l’AECG et, lorsque le temps est venu d’arriver à une conclusion, il pouvait utiliser leurs poids politiques conjointem­ent pour faire pression sur la Commission européenne.

Il faut noter que le Canada est absent de trois grandes initiative­s : le Cadre économique pour l’Indo-Pacifique du président Biden, le Dialogue quadrilaté­ral pour la sécurité, qui regroupe les États-Unis, l’Inde, le Japon et l’Australie, ainsi que l’alliance AUKUS entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis pour renforcer la coopératio­n technologi­que et militaire dans l’Indo-Pacifique. Cela revient à mon point du début, qui dit que, pour danser, il faut être invité à la soirée.

Accord « des premiers progrès »

Mais revenons-en à l’Inde. J’étais présent en 2011 lorsque le ministre Fast a rencontré Narendra Modi, alors ministre responsabl­e du Gujarat. En 2002, plus de 1000 personnes avaient péri durant des émeutes anti-musulmans dans cette province, et peu de visiteurs internatio­naux se pressaient à la porte de Modi. Contre l’avis de nos fonctionna­ires, nous l’avions rencontré, car c’était un possible prétendant pour prendre la tête du pays.

C’est un geste que le premier ministre Modi n’a pas oublié. Toutefois, lorsqu’il est venu au Canada en 2015, nous ne sommes pas parvenus à annoncer un accord de libre-échange avec l’Inde. Dans les faits, nous avions réduit nos ambitions à un APIE. Mais même cet accord, et malgré la bonne volonté de Modi, nous n’avons pu le conclure. D’où la stratégie de gouverneme­nt Trudeau de parler aujourd’hui d’un accord « des premiers progrès ».

Je me souviens d’une image que Don Stephenson, notre chef négociateu­r avec l’Inde, avait utilisée lors d’une soirée de débreffage : le jeu de serpents et échelles. On fait avancer son pion, on a l’impression qu’on s’approche du but, puis un coup de dés nous fait retourner en arrière.

L’Inde est un marché avec d’énormes possibilit­és pour les entreprise­s canadienne­s. Mais l’Inde joue sur plusieurs tableaux ; entre l’Occident, la Russie et la Chine. Depuis le conflit en Ukraine, c’est le pays dont l’économie tire le mieux son épingle du jeu. L’Inde reçoit du pétrole de la Russie au rabais, et personne ne se vexe du fait qu’elle ne respecte pas les sanctions internatio­nales. Au contraire, l’Inde est courtisée de tous.

Le ministre Goyal a annoncé en mars que l’Inde s’apprêtait à abandonner le dollar américain dans son commerce extérieur. Le paiement en roupies fait partie de sa stratégie pour permettre à la devise de devenir un étalon mondial.

Les trois étapes que Derek Burney nous avait décrites, nous les avons vécues. En poste jusqu’à la fin du mandat du gouverneme­nt Harper, le ministre Ed Fast a négocié l’accord de Partenaria­t transpacif­ique en pleine campagne électorale, après avoir mené les pourparler­s avec l’UE et la Corée du Sud. Il a respecté sa lettre de mandat.

Je nous souhaite un accord avec l’Inde, même un accord des « premiers progrès », mais je ne retiendrai pas mon souffle. Cela fait huit ans que les libéraux ont repris le flambeau de nos négociatio­ns, et je ne pense pas que le premier ministre Modi ait oublié la visite de Justin Trudeau en Inde en 2018.

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SEAN KILPATRICK LA PRESSE CANADIENNE Le ministre du Commerce et de l’Industrie de l’Inde, Piyush Goyal, en compagnie de son homologue canadienne, Mary Ng, la semaine dernière à Ottawa.
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