« Démocratie pourrie »
Élections pièges à cons. Démocratie pourrie. « Démocrassouille »…
Ces slogans et néologismes qui fleurent l’extrême gauche ou l’extrême droite pullulent sur les réseaux sociaux. Ils apparaissent même chez certains commentateurs.
On veut faire croire — on arrive à faire croire — que littéralement, c’est bonnet blanc et blanc bonnet entre les démocraties occidentales imparfaites et vacillantes, qui accouchent d’un Donald Trump (effectivement danger mortel)… et les autocrates, semi-démocrates et francs dictateurs dont les Freedom House et autres Institut V-Dem (spécialistes patentés de la mesure des qualités démocratiques des États) nous disent depuis vingt ans qu’ils ont le vent en poupe.
C’est l’autre partie, moins explicite mais liée, de la critique de ceux pour qui les Occidentaux sont les vrais fauteurs de guerre en Ukraine.
À savoir que les Ukrainiens, qui disent se battre pour la paix, pour leur souveraineté violée, mais aussi pour la liberté et pour leur droit d’élire qui ils veulent, donc pour la démocratie… ne sont que les pauvres victimes de faussaires qui les manipulent et se foutent de leur liberté.
Nos contempteurs du capitalisme vorace et de sa démocratie factice, de « l’Ukraine jouet et chair à canon des impérialistes », défenseurs de la thèse de « l’encerclement par l’OTAN » et autres « Zelensky, pion téléguidé »… disent au fond qu’entre Poutine et Biden, aucun n’est vraiment préférable.
La paranoïa géopolitique rejoint ici la critique du système lui-même, à l’interne. Critique en forme de moue dédaigneuse, voire d’insulte.
Ce qui nous amène à la Turquie. La Turquie, dont le président, Recep Tayyip Erdogan, jouait hier sa réélection et était annoncé en tête du premier tour dimanche, avec une maigre avance sur son opposant, Kemal Kiliçdaroglu. Président dont la même Freedom House, en 2003, écrivait que la Turquie, où il venait de prendre le pouvoir, représentait « un espoir de la démocratie dans un contexte musulman »…
Cette perception avait donné des ailes, un moment, aux ambitions géopolitiques d’un pays qui, à défaut d’adhérer à l’Europe, se voyait comme modèle pour le MoyenOrient et l’Asie centrale.
Ce même personnage figure en bonne place dans la liste des grands autocrates de 2023. Un continuum très large qui va de l’Inde nationaliste de droite (où l’on bafoue chrétiens et musulmans tout en condamnant, pour crime de parole, un leader d’opposition nommé Gandhi) aux dictatures les plus pures (Chine, Corée du Nord, Érythrée), en passant par de petits émules qui n’en sont pas loin (Ortega au Nicaragua, révolutionnaire chassé par les urnes, puis revenu en dictateur impitoyable).
Voici un pays, la Turquie, où les procédures de vote n’ont pas été complètement perverties par les atteintes répétées aux libertés qui, audelà du vote libre, font la démocratie.
La Turquie fait partie de ces pays (on a utilisé le mot « démocrature » pour les désigner) où les conditions générales se sont sérieusement dégradées : pleins pouvoirs au président après le référendum de 2017, Parlement dont la majorité marche au doigt et à l’oeil, juges copains du gouvernement qui font fermer des journaux et embastiller des milliers d’opposants (le chef du parti prokurde est en prison depuis des années)…
Mais un pays où, le jour même du vote, les procédures restent assez transparentes, sans fraude électorale directe.
Il y a eu l’Iran où, à une certaine époque, l’élection présidentielle n’était pas une pure farce (malgré les pouvoirs réduits de l’élu). Et le Venezuela d’Hugo Chávez où, dans la décennie 2000 et jusqu’en 2013, avec des médias électroniques, des institutions étatiques, la justice, etc., tous aux ordres du pouvoir… Chávez disait quand même : « Il faut compter scrupuleusement les votes le jour du scrutin. »
Au point que Fidel Castro, agacé, lui avait dit un jour : « Mais c’est quoi cette histoire d’élections libres ? Ta légitimité est révolutionnaire ! » Par la suite, sous Nicolás Maduro, ces belles nuances se sont perdues…
En Turquie, le processus de dégradation n’est pas achevé… et peut être encore réversible. Tel est un enjeu central de cette élection : sauver la démocratie, renverser la vapeur. C’est également ce que tentent, avec d’autres moyens et dans un tout autre contexte, les héroïques Ukrainiens.