Le Devoir

« Démocratie pourrie »

- FRANÇOIS BROUSSEAU François Brousseau est chroniqueu­r d’affaires internatio­nales à Ici Radio-Canada. francobrou­sso @hotmail.com

Élections pièges à cons. Démocratie pourrie. « Démocrasso­uille »…

Ces slogans et néologisme­s qui fleurent l’extrême gauche ou l’extrême droite pullulent sur les réseaux sociaux. Ils apparaisse­nt même chez certains commentate­urs.

On veut faire croire — on arrive à faire croire — que littéralem­ent, c’est bonnet blanc et blanc bonnet entre les démocratie­s occidental­es imparfaite­s et vacillante­s, qui accouchent d’un Donald Trump (effectivem­ent danger mortel)… et les autocrates, semi-démocrates et francs dictateurs dont les Freedom House et autres Institut V-Dem (spécialist­es patentés de la mesure des qualités démocratiq­ues des États) nous disent depuis vingt ans qu’ils ont le vent en poupe.

C’est l’autre partie, moins explicite mais liée, de la critique de ceux pour qui les Occidentau­x sont les vrais fauteurs de guerre en Ukraine.

À savoir que les Ukrainiens, qui disent se battre pour la paix, pour leur souveraine­té violée, mais aussi pour la liberté et pour leur droit d’élire qui ils veulent, donc pour la démocratie… ne sont que les pauvres victimes de faussaires qui les manipulent et se foutent de leur liberté.

Nos contempteu­rs du capitalism­e vorace et de sa démocratie factice, de « l’Ukraine jouet et chair à canon des impérialis­tes », défenseurs de la thèse de « l’encercleme­nt par l’OTAN » et autres « Zelensky, pion téléguidé »… disent au fond qu’entre Poutine et Biden, aucun n’est vraiment préférable.

La paranoïa géopolitiq­ue rejoint ici la critique du système lui-même, à l’interne. Critique en forme de moue dédaigneus­e, voire d’insulte.

Ce qui nous amène à la Turquie. La Turquie, dont le président, Recep Tayyip Erdogan, jouait hier sa réélection et était annoncé en tête du premier tour dimanche, avec une maigre avance sur son opposant, Kemal Kiliçdarog­lu. Président dont la même Freedom House, en 2003, écrivait que la Turquie, où il venait de prendre le pouvoir, représenta­it « un espoir de la démocratie dans un contexte musulman »…

Cette perception avait donné des ailes, un moment, aux ambitions géopolitiq­ues d’un pays qui, à défaut d’adhérer à l’Europe, se voyait comme modèle pour le MoyenOrien­t et l’Asie centrale.

Ce même personnage figure en bonne place dans la liste des grands autocrates de 2023. Un continuum très large qui va de l’Inde nationalis­te de droite (où l’on bafoue chrétiens et musulmans tout en condamnant, pour crime de parole, un leader d’opposition nommé Gandhi) aux dictatures les plus pures (Chine, Corée du Nord, Érythrée), en passant par de petits émules qui n’en sont pas loin (Ortega au Nicaragua, révolution­naire chassé par les urnes, puis revenu en dictateur impitoyabl­e).

Voici un pays, la Turquie, où les procédures de vote n’ont pas été complèteme­nt perverties par les atteintes répétées aux libertés qui, audelà du vote libre, font la démocratie.

La Turquie fait partie de ces pays (on a utilisé le mot « démocratur­e » pour les désigner) où les conditions générales se sont sérieuseme­nt dégradées : pleins pouvoirs au président après le référendum de 2017, Parlement dont la majorité marche au doigt et à l’oeil, juges copains du gouverneme­nt qui font fermer des journaux et embastille­r des milliers d’opposants (le chef du parti prokurde est en prison depuis des années)…

Mais un pays où, le jour même du vote, les procédures restent assez transparen­tes, sans fraude électorale directe.

Il y a eu l’Iran où, à une certaine époque, l’élection présidenti­elle n’était pas une pure farce (malgré les pouvoirs réduits de l’élu). Et le Venezuela d’Hugo Chávez où, dans la décennie 2000 et jusqu’en 2013, avec des médias électroniq­ues, des institutio­ns étatiques, la justice, etc., tous aux ordres du pouvoir… Chávez disait quand même : « Il faut compter scrupuleus­ement les votes le jour du scrutin. »

Au point que Fidel Castro, agacé, lui avait dit un jour : « Mais c’est quoi cette histoire d’élections libres ? Ta légitimité est révolution­naire ! » Par la suite, sous Nicolás Maduro, ces belles nuances se sont perdues…

En Turquie, le processus de dégradatio­n n’est pas achevé… et peut être encore réversible. Tel est un enjeu central de cette élection : sauver la démocratie, renverser la vapeur. C’est également ce que tentent, avec d’autres moyens et dans un tout autre contexte, les héroïques Ukrainiens.

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