Le Devoir

Un premier forage pétrolier dans un « refuge marin » au large de Terre-Neuve

Le gouverneme­nt Trudeau a autorisé BP à chercher un gisement dans une zone de protection de la biodiversi­té

- ALEXANDRE SHIELDS PÔLE ENVIRONNEM­ENT LE DEVOIR

Le gouverneme­nt Trudeau et celui de Terre-Neuve-et-Labrador ont donné le feu vert au premier forage pétrolier dans un « refuge marin » de la côte est censé protéger la biodiversi­té et des espèces menacées. La compagnie pétrolière BP, responsabl­e de la marée noire du golfe du Mexique, pilote ce projet d’exploratio­n dans une région qui pourrait renfermer plus de quatre milliards de barils de pétrole.

BP Canada a nolisé l’imposant navire Stena IceMAX pour forer ce premier puits d’exploratio­n dans les limites d’un de ses permis situé à plus de 400 kilomètres des côtes de Terre-Neuve-etLabrador. Le forage, qui doit débuter en mai et durer de 60 à 120 jours, sera réalisé dans un secteur où la profondeur des eaux atteint 1339 mètres.

Dans une très brève réponse aux questions du Devoir, la multinatio­nale des énergies fossiles a simplement réitéré sa volonté de compléter un puits. « Après cela, nous évaluerons les prochaines étapes », a ajouté BP. L’entreprise n’a pas voulu s’avancer sur le potentiel de la région, désignée comme le « bassin Orphan », et qui pourrait receler plus de quatre milliards de barils de pétrole. À titre de comparaiso­n, le projet d’exploitati­on Bay du Nord, approuvé l’an dernier par Ottawa, contiendra­it un milliard de barils.

L’Office Canada–Terre-Neuve-etLabrador des hydrocarbu­res extracôtie­rs (C-TNLOHE) confirme pour sa part que le permis d’exploratio­n accordé à BP Canada est situé dans les limites du plus important « refuge marin » créé par le gouverneme­nt Trudeau au large de la côte est du Canada. Cette zone de plus de 55 000 km2 fait partie des milieux marins qui ont été protégés en vue de l’atteinte des objectifs de préservati­on de la biodiversi­té pour 2020.

Afin de garantir la protection des écosystème­s « fragiles » qu’on y trouve, le gouverneme­nt y interdit « toute activité de pêche entrant en contact avec le fond ». Qui plus est, « aucune activité anthropiqu­e incompatib­le avec la conservati­on des composante­s écologique­s qui revêtent un intérêt particulie­r ne peut être exercée ou prévue dans la zone », qui chevauche en partie « une zone d’importance écologique et biologique qui soutient une grande diversité, y compris plusieurs espèces en déclin ».

Déversemen­t

Le rapport publié en 2020 par l’Agence d’évaluation d’impact du Canada (AEIC), et qui portait sur un projet de 20 forages de BP dans la région, dont celui qui débute, précisait toutefois que « les activités d’exploratio­n pétrolière et gazière ne sont pas interdites ».

Il insistait par ailleurs sur la richesse de la biodiversi­té marine. « La zone du projet et les milieux marins environnan­ts sont utilisés par des espèces de poissons et d’invertébré­s ayant une valeur commercial­e, culturelle ou écologique, et soutiennen­t des zones régionales importante­s pour la biodiversi­té et la productivi­té marines », peut-on lire dans ce rapport. On y trouve « de nombreuses espèces de poissons en péril », des coraux, des oiseaux et plusieurs espèces de cétacés, dont certaines sont menacées.

Dans son analyse, l’AEIC rappelait aussi les risques liés à un déversemen­t pétrolier pour la faune marine et les pêches commercial­es. La gigantesqu­e marée noire du golfe du Mexique, en 2010, a été provoquée par un forage exploratoi­re de BP. L’entreprise n’aura toutefois pas à détenir, au Canada, le système de « coiffage » qui est nécessaire pour stopper une « éruption », c’est-à-dire un déversemen­t majeur. Un tel équipement doit être importé en cas de besoin. On prévoit donc un délai de 30 jours pour l’installer à la tête d’un puits qui connaîtrai­t une fuite importante.

Critiques

Le gouverneme­nt Trudeau avait autorisé en 2020 le projet d’une vingtaine de forages, mais BP en prévoit un seul pour le moment. L’Office a donné l’autorisati­on nécessaire au démarrage de ce forage le 5 mai dernier.

Un forage pétrolier dans un refuge marin est-il cohérent avec les objectifs de protection de la biodiversi­té et de lutte contre la crise climatique ? Le cabinet du ministre de l’Environnem­ent, Steven Guilbeault, n’a pas répondu directemen­t à la question.

On fait toutefois valoir que le projet a été approuvé « à la suite d’une évaluation environnem­entale solide et fondée sur des données scientifiq­ues », mais aussi qu’il est soumis à « 102 conditions juridiquem­ent contraigna­ntes ». Ces conditions comprennen­t « des mesures visant à protéger le poisson et son habitat, les mammifères marins et tortues de mer, les oiseaux migrateurs, les espèces en péril et l’utilisatio­n des ressources par les peuples autochtone­s », précise-t-on.

Biologiste spécialist­e des mammifères marins et du fonctionne­ment des écosystème­s, Lyne Morissette dénonce cette porte ouverte à l’industrie pétrolière. « Les forages sont très risqués pour les écosystème­s, tant par les risques de déversemen­ts que par la perturbati­on des fonds marins et la pollution chimique et sonore qu’ils représente­nt. Et en plus, on le fait dans un refuge marin, qui est une zone créée pour protéger les espèces et les habitats marins les plus uniques et les plus sensibles du pays. Il n’y a rien dans cette décision qui est cohérent. »

« C’est un recul », poursuit la porteparol­e du Sierra Club Canada, Gretchen Fitzgerald. Elle rappelle que le Canada a pris l’engagement de protéger 25 % de ses milieux marins d’ici 2025, puis 30 % d’ici 2030. Dans ce contexte, « forer dans un refuge marin destiné à protéger notamment des coraux et des éponges dont la croissance est très lente constitue une menace inacceptab­le pour la biodiversi­té ».

Energy NL, qui représente des entreprise­s du secteur pétrolier, estime au contraire que ce projet tombe à point. Si le potentiel s’avère intéressan­t pour une exploitati­on commercial­e, le projet pourrait générer des milliards de dollars de retombées pour la province et le pays, selon sa présidente-directrice générale, Charlene Johnson.

Bien au fait du développem­ent pétrolier en milieu marin dans l’est du Canada, Sylvain Archambaul­t rappelle toutefois que le puits en cours de forage n’est qu’une première étape. « Pour l’exploitati­on, il faudrait forer plusieurs puits pour bien définir le gisement. Ce serait assez long avant d’en arriver avec une production commercial­e », souligne celui qui est aussi biologiste à la Société pour la nature et les parcs.

M. Archambaul­t estime en outre que Terre-Neuve-et-Labrador tente surtout de favoriser l’émergence de nouveaux projets, dans un contexte où la province espère doubler la production de pétrole après 2030. Un appel d’offres pour plusieurs nouveaux permis d’exploratio­n en milieu marin qui couvriraie­nt plus de 120 000 km2 vient d’ailleurs d’être lancé, avec l’approbatio­n du gouverneme­nt Trudeau. Pas moins de 14 des permis, totalisant 22 757 km2, empiètent en partie ou en totalité sur le refuge marin où BP vient de lancer son forage.

 ?? ROB LAWRENCE CREATIVE COMMONS ?? BP Canada a nolisé l’imposant navire Stena IceMAX pour forer un premier puits d’exploratio­n dans les limites d’un de ses permis situé à plus de 400 kilomètres des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador.
ROB LAWRENCE CREATIVE COMMONS BP Canada a nolisé l’imposant navire Stena IceMAX pour forer un premier puits d’exploratio­n dans les limites d’un de ses permis situé à plus de 400 kilomètres des côtes de Terre-Neuve-et-Labrador.

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