Le Devoir

Une société malade du temps libre

Dans La tyrannie du divertisse­ment, Olivier Babeau s’interroge sur le sens et la place du loisir à l’heure de l’oisiveté numérique

- CHRISTIAN DESMEULES COLLABORAT­EUR LE DEVOIR COUP D’ESSAI

Une vie moyenne, en France comme au Québec, est aujourd’hui longue de plus de 80 ans, faite de milliers de jours et d’heures. Que faisonsnou­s de cet « océan de temps » ?

Après avoir été ensevelis sous le travail, pris dans les transports, passant d’un écran à l’autre, comment disposons-nous du temps qui nous reste, de ce qu’on appelle le temps libre ? Nous sommes nombreux, encore, à le gaspiller devant des écrans, esclaves consentant­s des algorithme­s et des contenus à la croissance exponentie­lle des plateforme­s numériques.

« On a volé notre temps », constate Olivier Babeau dans La tyrannie du divertisse­ment, l’essai qu’il consacre à ce phénomène, qui se veut une « mise en garde inquiète contre un problème que personne ne veut voir ».

Car entre le loisir studieux des Anciens et la recherche de plaisir immédiat à travers les loisirs, il apparaît à l’essayiste que nous vivons à une époque qui est « malade du temps libre ».

« Je ne critique pas le divertisse­ment en lui-même, je critique la tyrannie », explique en entrevue Olivier Babeau, 47 ans, économiste libéral, professeur à l’Université de Bordeaux et cofondateu­r en 2017 de l’Institut Sapiens, un laboratoir­e d’idées. « C’est un problème d’équilibre, en fait. On a tous besoin, de temps en temps, de se délasser, de faire autre chose, de zapper. Le problème, c’est quand on y passe l’intégralit­é de notre temps libre. »

Nous vivons aujourd’hui dans une civilisati­on du temps libre, où, rappelle celui qui en 2009 a été brièvement conseiller du premier ministre François Fillon, en quelques dizaines d’années, la baisse du temps de travail a été rapide. Nous sommes ainsi entrés, sans vraiment nous en rendre compte, dans un monde où le travail n’occupe plus désormais la place essentiell­e.

Du bon usage de la liberté

« La liberté en elle-même est bien entendu une bonne chose. Mais on se refuse à imaginer qu’il puisse y avoir, malheureus­ement, de mauvais usages du temps libre. Pour le dire autrement : il y a du travail qui est aliénant, mais le loisir n’est pas forcément émancipate­ur. Il peut aussi être aliénant. »

Olivier Babeau présente ce livre comme la suite logique de son essai précédent, Le nouveau désordre numérique (Buchet-Chastel, 2020), où il était question de la polarisati­on du monde — social, économique, démocratiq­ue même — à l’ère numérique. Il se nourrit aussi d’une dimension plus personnell­e, liée au décès de son père il y a un peu plus de deux ans, un intellectu­el et professeur d’économie mort à l’âge de 86 ans à sa table de travail, en écrivant son dernier article.

« Mon père avait la chance d’avoir, comme c’est aussi la mienne, non pas un métier, mais une profession. Quelque chose qu’il a fait toute sa vie, qui était en symbiose avec ce qu’il était et avec son mode de vie », raconte-t-il.

Si dans La tyrannie du divertisse­ment il commence par déplier une histoire panoramiqu­e du travail et du loisir, il n’hésite pas non plus à s’interroger sur la façon dont lui-même, aujourd’hui, transmet le loisir à ses enfants. « Parce que le loisir, c’est fondamenta­l, croit-il. C’est là que se font les différence­s sociales. Et c’est aussi là que se joue la réalité de notre vie, en fait, du début à la fin. »

Le loisir, c’est le temps à soi, le temps libre, rappelle Olivier Babeau, qui distingue trois types d’usage du loisir. Il y a d’abord le temps pour les autres, social, familial ou amical. « Il y a ensuite le temps pour soi, ce que j’appelle la skholè, le loisir studieux. C’est tout le temps où vous allez être actif, vous développer, vous émanciper. Par exemple à travers la lecture, le sport, la réflexion, la méditation. Tous les moments où vous allez vous accroître, si vous voulez, vous cultiver. »

Le dernier type, poursuit-il, c’est le loisir « hors de soi », passif, celui qui vous diminue. « C’est une activité qui vous éloigne de vous-même, qui vous atrophie. C’est le scrolling qui vous aura fait perdre trois quarts d’heure de votre vie, parce que vous avez sauté d’une vidéo à l’autre. » C’est ce que recouvre le mot « divertisse­ment », qui a, reconnaît l’essayiste, une puissance d’attraction que n’ont pas les deux autres.

« On pense toujours beaucoup au travail et par rapport à lui, mais il occupe une place assez petite dans nos vies. Et je pense que les différence­s sociales se fondent ailleurs. D’abord dans l’avant du travail, dans les études. Et je dis toujours à mes étudiants en début d’année que la différence entre eux au moment où ils travailler­ont plus tard en entreprise, ça sera sur ce qu’ils auront fait à côté des études. »

Nouvelles technologi­es, effets pervers

Il ne fait aucun doute, selon lui, que les nouvelles technologi­es, par une série d’effets pervers, accentuent la tragédie du temps libre. Se défendant, à juste titre, d’avoir une approche moralisant­e, l’économiste de droite multiplie dans son essai les précaution­s pour ne pas paraître réactionna­ire.

Ainsi, il ne s’agit pas de mettre le plaisir à distance parce que le plaisir serait mauvais. Il préconise l’approche grecque, ou antique, selon laquelle le plaisir est bon s’il est discipliné, en nous offrant ainsi la meilleure qualité de plaisir.

« C’est l’idée de Michel Foucault dans Le souci de soi. Au fond, le plaisir est un super serviteur, mais un mauvais maître. Comme l’argent, d’ailleurs. Il faut savoir le dompter. Parfois, ça demande une discipline de soi. Par exemple, quand on travaille un instrument de musique, ça peut être plusieurs années d’efforts pour avoir accès à un plaisir absolument inouï. »

De la même façon, ne manger que des sucreries ou en manger trop ne favorise pas notre bien-être. Il faut développer, pense-t-il, la même discipline envers les écrans. Au fond, il n’y a qu’un choix : résistance ou soumission.

« Libres, écrit Olivier Babeau, nous sommes notre plus grand ennemi. » La société d’abondance qui est devenue la nôtre, où tout semble conçu pour épargner à l’individu le moindre effort — y compris celui de penser, avec les percées récentes et fulgurante­s de l’intelligen­ce artificiel­le —, commande désormais l’urgence de résister au « piège de la facilité ». Et pour commencer, celle de résister à soi-même.

« C’est hyper difficile, la liberté », constate l’essayiste, qui rappelle qu’autrefois les gens ne choisissai­ent rien dans leur vie. « Vous avez dans votre poche, aujourd’hui en permanence, une infinité de contenus, prévus pour être ceux qui sont les plus attractifs pour vous. Ceux qui vous conviennen­t. Quelle force il faut pour dire : je vais prendre un livre, créer quelque chose ou même rêvasser ! Il est prodigieus­ement difficile de résister à cette tentation. On a tous ce problème-là. »

Mais Olivier Babeau, qui avoue éprouver lui-même une certaine dépendance, croit qu’il ne faut surtout pas diaboliser les écrans. Il s’agit avant tout d’une question d’équilibre, un état qu’il est possible d’atteindre en se fixant de petites règles.

Il nous faut développer le mode d’emploi qui n’avait pas été livré avec les technologi­es. « En être conscient, c’est la chose la plus importante. »

C’est un problème d’équilibre, en fait. On a tous besoin, de temps en temps, de se délasser, de faire »

autre chose, de zapper. OLIVIER BABEAU

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