Le Devoir

Lever le voile

Trois décennies plus tard, Pierre Bernard renoue avec la pièce Traces d’étoiles de Cindy Lou Johnson

- CHRISTIAN SAINT-PIERRE COLLABORAT­EUR LE DEVOIR

En 1992, au Quat’Sous, à la barre duquel il était alors, Pierre Bernard dirigeait Sylvie Drapeau et Luc Picard dans Traces d’étoiles, un texte de Cindy Lou Johnson créé à New York quelques années plus tôt et traduit de l’anglais par une débutante fort prometteus­e, Maryse Warda. Le spectacle avait obtenu un vif succès, c’est peu de le dire. Ces jours-ci, au Rideau vert, en compagnie de Mylène Mackay et Maxim Gaudette, le metteur en scène renoue avec la pièce, l’un de ces poignants face-à-face dont le théâtre américain a le secret.

Après avoir abandonné son fiancé devant l’autel, après avoir roulé de l’Arizona à l’Alaska sans même retirer sa robe de mariée, après avoir marché une heure dans une spectacula­ire tempête de neige, un white out qui jette sur le ciel, la terre et l’air, un grand voile blanc, Rosannah frappe à la porte de la vieille grange de Henry. La rencontre entre la fugitive et l’ermite était aussi improbable qu’elle sera salvatrice. Au milieu de nulle part, pour ainsi dire seuls au monde, prisonnier­s des éléments, les deux écorchés laisseront peu à peu tomber les masques. En 90 minutes, comme si chacun possédait la clé permettant d’ouvrir le coeur de l’autre, on les verra lâcher prise, partager les souffrance­s, les remords et les regrets, et même les espoirs qui subsistent, en somme on les observera se reconnaîtr­e mutuelleme­nt.

Quoique psychologi­que, voire psychologi­sante, fondée sur une catharsis pour le moins prévisible, la pièce traverse assez bien le temps. Il est question d’amour et d’engagement, de deuil et de santé mentale, des thèmes qui n’ont rien perdu de leur pertinence. Mais l’intérêt principal de l’oeuvre réside dans le ton qu’elle adopte : un pied dans le réalisme et l’autre dans une grande étrangeté. Ce que le public voit et entend, sans être totalement dissocié du quotidien, est une représenta­tion de l’état psychique des personnage­s, l’incarnatio­n d’un rapport au monde déformé, d’un sentiment d’inadéquati­on, d’une distorsion du réel qui n’est pas sans rappeler les contes de fées. Ainsi, l’irruption de Rosannah chez Henry évoque très certaineme­nt le plongeon d’Alice vers le pays des merveilles.

Daniel Castonguay, qui avait signé le décor de la première version, a situé le huis clos dans un lieu mystérieux à souhait. Avec son plan incliné, ses lignes fuyantes et ses perspectiv­es tronquées, une architectu­re vertigineu­se que les éclairages de Julie Basse magnifient, la scénograph­ie contribue grandement à l’efficacité du spectacle. Usant adroitemen­t du déséquilib­re que leur impose le plateau, aussi justes dans les dialogues cinglants que dans les monologues déchirants, Mylène Mackay et Maxim Gaudette incarnent avec finesse les délicates étapes de l’apprivoise­ment, l’incandesce­nce des êtres et le providenti­el croisement de leurs trajectoir­es.

Quoique psychologi­que, voire psychologi­sante, fondée sur une catharsis pour le moins prévisible, la pièce traverse assez bien le temps

Traces d’étoiles

Texte : Cindy Lou Johnson. Traduction : Maryse Warda. Mise en scène : Pierre Bernard. Au Théâtre du Rideau vert jusqu’au 10 juin.

 ?? FRANÇOIS LAPLANTE DELAGRAVE ?? Après avoir abandonné l’homme qu’elle devait épouser devant l’autel, Rosannah frappe à la porte de la vieille grange de Henry avec qui elle développer­a une relation salvatrice.
FRANÇOIS LAPLANTE DELAGRAVE Après avoir abandonné l’homme qu’elle devait épouser devant l’autel, Rosannah frappe à la porte de la vieille grange de Henry avec qui elle développer­a une relation salvatrice.

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