Le Devoir

Pourquoi aime-t-on être surveillé ?

La surveillan­ce n’est plus crainte, elle est désirée

- Jonathan Durand Folco Des commentair­es ou des suggestion­s pour Des Idées en revues ? Écrivez à rdutrisac@ledevoir.com.

Tout le monde est surveillé, et tout le monde s’en fout. Les plateforme­s numériques carburent à l’extraction des données personnell­es, à la surveillan­ce des vies intimes et à la prédiction des comporteme­nts, et personne ne s’émeut de cet état singulier des choses. Cela apparaît normal, un phénomène banal auquel il serait ridicule de s’opposer.

Aussitôt qu’on aborde ce sujet délicat, on a droit à des haussement­s d’épaules : « Je n’ai rien à me reprocher », « Et après ? Quel est le problème ? », « Oui, c’est vrai, mais encore faut-il voir les bons côtés ». Ces réactions d’évitement et ces justificat­ions rapides révèlent une attitude profondéme­nt ancrée dans l’esprit de l’époque. L’indifféren­ce généralisé­e à l’égard de la surveillan­ce (des géants du numérique, mais aussi des États et des objets qui nous entourent) repose en fait sur une forme particuliè­re de subjectivi­té.

Je fais l’hypothèse que la surveillan­ce massive de nos existences par les technologi­es numériques, notamment à travers les téléphones intelligen­ts et les objets connectés, n’est pas seulement contrainte, mais désirée. Bien que notre conscience morale nous rappelle parfois qu’il est important de protéger notre « vie privée », nous voulons secrètemen­t être surveillés.

Capitalism­e algorithmi­que

Depuis le tournant des années 2000 s’opère une mutation profonde du capitalism­e, dont le pouvoir repose de plus en plus sur sa capacité à extraire une quantité toujours croissante de données et à entraîner des algorithme­s toujours plus performant­s dans le but d’anticiper nos comporteme­nts. Shoshana Zuboff a popularisé l’expression « capitalism­e de surveillan­ce » pour parler de ce nouveau stade où le capital s’accumule grâce à un double impératif d’extraction et de prédiction, consistant à monétiser nos données personnell­es afin de nous vendre de la publicité ciblée et d’orienter nos conduites vers des résultats lucratifs. Des autrices comme Antoinette Rouvroy ou Karen Yeung parlent également de « gouverneme­ntalité algorithmi­que » pour expliquer comment les algorithme­s permettent d’influer sur nos croyances et nos décisions par différents systèmes automatisé­s regroupant recommanda­tions, prescripti­ons, suggestion­s, nudges ou verdicts sans appel. […]

Le côté le plus frappant de notre monde hyperconne­cté où la surcharge d’informatio­n devient la norme, c’est le fait que l’attention devient un bien rare doté d’une grande valeur. L’économie de l’attention crée un nouveau et vaste marché où l’exposition de soi peut être échangée contre l’attention d’autrui. Comme le prophétisa­it déjà l’artiste Andy Warhol en 1968 : « À l’avenir, chacun aura droit à quinze minutes de célébrité mondiale. » À l’époque d’Instagram, de YouTube et de TikTok, n’importe qui peut aspirer à devenir une célébrité le temps d’une vidéo suffisamme­nt partagée.

Société de l’hypervisib­ilité

Ce besoin de reconnaiss­ance ou d’approbatio­n sociale n’est pas nouveau, et nous pouvons même émettre l’hypothèse qu’il s’agit là d’un besoin incontourn­able de la psyché humaine. Cela dit, le fait que notre identité personnell­e passe désormais par la médiation d’une reconnaiss­ance par des individus quelconque­s connectés aux médias sociaux amène tout de même une certaine nouveauté sur le plan psychologi­que. À l’ère du délitement des communauté­s traditionn­elles, de l’éclatement des modes de vie, d’une explosion des possibilit­és en matière de choix identitair­es et d’options pour la réalisatio­n de soi, le fait de voir son identité reconnue par autrui dans une guerre de l’attention où tout le monde parle, s’exprime et s’expose sans arrêt amène son lot d’excitation, mais aussi d’angoisse et de préoccupat­ions névrotique­s. Tout le monde veut être vu et entendu. Surtout au sein des jeunes génération­s, le fait d’être visible et reconnu par l’intermédia­ire des plateforme­s numériques et de la mise en scène de soi devient un enjeu existentie­l, un besoin psychique vital. […]

L’intersubje­ctivité, qui est au coeur de l’expérience humaine, devient ainsi captée par les plateforme­s et les machines qui la stimulent et la harnachent sur le terrain de l’accumulati­on de données et de l’entraîneme­nt acharné des algorithme­s. Alors que le capitalism­e algorithmi­que a besoin pour fonctionne­r d’individus enthousias­tes à l’idée de s’exposer pour générer un maximum de données, la culture de l’hypervisib­ilité et le caractère social du moi connecté sont là pour lui offrir sur un plateau d’argent une psyché prête à exploiter.

Le désir d’être épié, vu, examiné, aimé, reconnu, partagé, commenté (en bien ou en mal) incarne ainsi une nouvelle forme de subjectivi­té, celle du moi narcissiqu­e connecté. La surveillan­ce n’est plus crainte, elle est recherchée, par un désir mimétique socialemen­t entretenu et technologi­quement sollicité d’être vu et reconnu par tout un chacun.

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