Pourquoi aime-t-on être surveillé ?
La surveillance n’est plus crainte, elle est désirée
Tout le monde est surveillé, et tout le monde s’en fout. Les plateformes numériques carburent à l’extraction des données personnelles, à la surveillance des vies intimes et à la prédiction des comportements, et personne ne s’émeut de cet état singulier des choses. Cela apparaît normal, un phénomène banal auquel il serait ridicule de s’opposer.
Aussitôt qu’on aborde ce sujet délicat, on a droit à des haussements d’épaules : « Je n’ai rien à me reprocher », « Et après ? Quel est le problème ? », « Oui, c’est vrai, mais encore faut-il voir les bons côtés ». Ces réactions d’évitement et ces justifications rapides révèlent une attitude profondément ancrée dans l’esprit de l’époque. L’indifférence généralisée à l’égard de la surveillance (des géants du numérique, mais aussi des États et des objets qui nous entourent) repose en fait sur une forme particulière de subjectivité.
Je fais l’hypothèse que la surveillance massive de nos existences par les technologies numériques, notamment à travers les téléphones intelligents et les objets connectés, n’est pas seulement contrainte, mais désirée. Bien que notre conscience morale nous rappelle parfois qu’il est important de protéger notre « vie privée », nous voulons secrètement être surveillés.
Capitalisme algorithmique
Depuis le tournant des années 2000 s’opère une mutation profonde du capitalisme, dont le pouvoir repose de plus en plus sur sa capacité à extraire une quantité toujours croissante de données et à entraîner des algorithmes toujours plus performants dans le but d’anticiper nos comportements. Shoshana Zuboff a popularisé l’expression « capitalisme de surveillance » pour parler de ce nouveau stade où le capital s’accumule grâce à un double impératif d’extraction et de prédiction, consistant à monétiser nos données personnelles afin de nous vendre de la publicité ciblée et d’orienter nos conduites vers des résultats lucratifs. Des autrices comme Antoinette Rouvroy ou Karen Yeung parlent également de « gouvernementalité algorithmique » pour expliquer comment les algorithmes permettent d’influer sur nos croyances et nos décisions par différents systèmes automatisés regroupant recommandations, prescriptions, suggestions, nudges ou verdicts sans appel. […]
Le côté le plus frappant de notre monde hyperconnecté où la surcharge d’information devient la norme, c’est le fait que l’attention devient un bien rare doté d’une grande valeur. L’économie de l’attention crée un nouveau et vaste marché où l’exposition de soi peut être échangée contre l’attention d’autrui. Comme le prophétisait déjà l’artiste Andy Warhol en 1968 : « À l’avenir, chacun aura droit à quinze minutes de célébrité mondiale. » À l’époque d’Instagram, de YouTube et de TikTok, n’importe qui peut aspirer à devenir une célébrité le temps d’une vidéo suffisamment partagée.
Société de l’hypervisibilité
Ce besoin de reconnaissance ou d’approbation sociale n’est pas nouveau, et nous pouvons même émettre l’hypothèse qu’il s’agit là d’un besoin incontournable de la psyché humaine. Cela dit, le fait que notre identité personnelle passe désormais par la médiation d’une reconnaissance par des individus quelconques connectés aux médias sociaux amène tout de même une certaine nouveauté sur le plan psychologique. À l’ère du délitement des communautés traditionnelles, de l’éclatement des modes de vie, d’une explosion des possibilités en matière de choix identitaires et d’options pour la réalisation de soi, le fait de voir son identité reconnue par autrui dans une guerre de l’attention où tout le monde parle, s’exprime et s’expose sans arrêt amène son lot d’excitation, mais aussi d’angoisse et de préoccupations névrotiques. Tout le monde veut être vu et entendu. Surtout au sein des jeunes générations, le fait d’être visible et reconnu par l’intermédiaire des plateformes numériques et de la mise en scène de soi devient un enjeu existentiel, un besoin psychique vital. […]
L’intersubjectivité, qui est au coeur de l’expérience humaine, devient ainsi captée par les plateformes et les machines qui la stimulent et la harnachent sur le terrain de l’accumulation de données et de l’entraînement acharné des algorithmes. Alors que le capitalisme algorithmique a besoin pour fonctionner d’individus enthousiastes à l’idée de s’exposer pour générer un maximum de données, la culture de l’hypervisibilité et le caractère social du moi connecté sont là pour lui offrir sur un plateau d’argent une psyché prête à exploiter.
Le désir d’être épié, vu, examiné, aimé, reconnu, partagé, commenté (en bien ou en mal) incarne ainsi une nouvelle forme de subjectivité, celle du moi narcissique connecté. La surveillance n’est plus crainte, elle est recherchée, par un désir mimétique socialement entretenu et technologiquement sollicité d’être vu et reconnu par tout un chacun.