Le Devoir

Pêcher en mer de Chine, la peur au ventre

Les Philippins ressentent au quotidien les tensions entre Pékin et Washington sur l’avenir incertain de leur proche voisin taïwanais

- FABIEN DEGLISE À MANILLE

Sur les côtes d’Ilocos Sur, dans le nord des Philippine­s, les pêcheurs de tuligan, que les Occidentau­x appellent le thon listao, rapportent depuis quelques semaines plus que du poisson, le soir en rentrant. « La peur nous accompagne désormais lorsqu’on prend la mer », laisse tomber Allan, la jeune trentaine, tout en aidant un groupe d’amis, des pêcheurs eux aussi, à dégager la zone de débarqueme­nt du port de pêche de Salomague d’un débris encombrant rejeté plus tôt par les eaux. « On sent de plus en plus la tension au large et ce n’est pas quelque chose que nous aimons. »

Simple et paisible, le quotidien de ces pêcheurs de thons, de maquereaux, de sardines dans la mer de Chine méridional­e a été placé depuis plusieurs mois sur une nouvelle tonalité alors que Pékin se montre de plus en plus agressif dans ce coin de globe.

Le rapprochem­ent récent du gouverneme­nt de Ferdinand Marcos Jr. avec les États-Unis, sur la question stratégiqu­e du proche voisin qu’est Taïwan, territoire indépendan­t revendiqué par la Chine, mais dont le régime démocratiq­ue est défendu par Washington, a mis le feu aux poudres.

Depuis, la marine chinoise mène une campagne d’intimidati­on et de harcèlemen­t systématiq­ue des navires philippins, particuliè­rement aux abords de plusieurs récifs des Philippine­s dont la propriété est contestée par le régime chinois.

Fin avril, près de 100 navires « présumés de la milice maritime chinoise », de la « marine de l’Armée populaire de libération » et de la garde côtière chinoise ont été repérés par les garde-côtes philippins dans les eaux territoria­les des Philippine­s. Tous ont refusé de se plier aux ordres lancés par radio de quitter ces zones maritimes nationales, précise l’instance gouverneme­ntale dans un récent communiqué.

Chine, qui n’a plus peur d’entrer en confrontat­ion directe avec les patrouille­urs de la garde côtière des Philippine­s, comme elle l’a fait il y a quelques jours au large de l’île de Pag-asa, a également multiplié sa présence sur le Panatag shoal, le récif de Scarboroug­h au coeur d’un litige entre Pékin et Manille, pour empêcher les pêcheurs philippins de profiter de ses eaux riches en poissons.

« La politique étrangère des Philippine­s est en train de changer et c’est

ce qui irrite les Chinois », résume en entrevue au Devoir Michael Marcos Keon, ex-gouverneur de la région d’Ilocos Norte, géographiq­uement placée depuis le nord du pays aux premières loges de ces nouvelles tensions dans la mer de Chine. « L’ex-président [Rodrigo Duterte] était plus proche de la Chine et de la Russie, ce qui était certaineme­nt une erreur dans le contexte géopolitiq­ue mondial actuel. Désormais, ce sont des Américains que nous avons besoin pour nous protéger et faire face à la Chine dans les mers qui nous entourent », poursuit le cousin du nouveau président.

Exercices militaires

Le changement de cap est amorcé et donne des signes désormais visibles dans le nord de la région, passé le cap Bojeador, le long de la route nationale, où la semaine dernière persistait toujours la présence de camions de l’armée des philippine­s ayant pris part aux exercices militaires Balikatan, cuvée 2023. Cette année, 12 000 soldats

américains y ont participé, faisant de cet événement annuel au sein des forces armées de Manille la plus grande collaborat­ion militaire entre les deux pays.

Washington vient également de signer un accord avec Manille pour occuper temporaire­ment quatre nouvelles bases militaires aux Philippine­s. Cela porte à neuf le total des lieux où les États-Unis peuvent stationner ou ravitaille­r leurs troupes, selon les termes de l’accord de coopératio­n renforcée en matière de défense (EDCA).

Le pays des Marcos représenta­it le chaînon manquant pour les États-Unis dans sa constructi­on d’une ligne d’alliances militaires s’étendant de la Corée du Sud et du Japon jusqu’au sud de l’Australie, dans ce point du globe mis sous tension par la volonté de Pékin de ramener Taïwan et sa puissance économique dans son giron.

Deux de ces nouvelles bases, l’une à Santa Ana, au nord, et l’autre à l’aéroport de Lal-Lo, dans la région de Cagayan, placent d’ailleurs les forces américaine­s à quelques encablures à peine du territoire indépendan­t autoprocla­mé et démocratiq­ue, mis au monde par l’exil en 1949 de Tchang Kaï-chek et de son Parti nationalis­te chinois, après la victoire des communiste­s de Mao durant la guerre civile en Chine.

Washington dit vouloir, par cette présence, permettre « un soutien plus rapide » en cas de « catastroph­es humanitair­es » et « répondre à d’autres défis communs », a commenté le Pentagone, sans faire référence à la Chine et à Taïwan.

Pékin a pour sa part dénoncé dans les dernières semaines cet accord, qui aggrave les « tensions régionales et sape la paix et la stabilité régionales », selon le régime de Xi Jinping.

Bientôt des réfugiés taïwanais ?

« Nous n’avions jamais envisagé que des réfugiés en provenance de Taïwan puissent un jour débarquer sur nos côtes, dit le politicolo­gue Karl Lenin Benigno, qui enseigne à l’Université North Western de Laoag, dans le nord des Philippine­s. Mais c’est quelque chose qui, aussi improbable que ce soit, pourrait devenir malheureus­ement une réalité, et nous n’y sommes que très peu préparés. »

« La présence américaine est toutefois vue par plusieurs, ici, d’un oeil aussi inquiet que la menace chinoise elle-même, ajoute-t-il. Ils ont peur que cette présence attire les forces chinoises vers nous et conduise à la destructio­n de nos infrastruc­tures vitales en cas de conflit. »

Un conflit de moins en moins hypothétiq­ue, à en juger par le niveau de tension perçu au large par les pêcheurs, mais auquel quelques-uns préfèrent toujours ne pas croire. « Nous sommes un petit pays sans histoire avec une population travaillan­te et gentille, a dit Dominador Mendoza, vieux pêcheur rencontré dans le port de Salomague. Nous ne voulons que la paix avec nos voisins et le reste du monde. Une guerre ne sera bonne pour personne. »

Un avis partagé la semaine dernière par Fernando Nipal, responsabl­e du port de marchandis­es de Maglaoi Norte, dans la baie de Gaang, où des navires chinois viennent régulièrem­ent débarquer et embarquer des marchandis­es. « Nous suivons comme tout le monde ce qui se passe dans les nouvelles, a-t-il dit, mais nous restons calmes aussi. Si notre relation avec la Chine devait se dégrader, ce sont surtout les Chinois qui vont en payer le prix, parce qu’ils font beaucoup d’affaires ici. Un grand nombre d’hommes d’affaires philippins, dans notre région et dans le pays, sont binationau­x. Ils ont tout intérêt à s’assurer que la mer qui sépare les Philippine­s de la Chine reste tranquille. »

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LIRE AUSSI PAGE A 8 : UN RAPPROCHEM­ENT STRATÉGIQU­E ENTRE OTTAWA ET MANILLE
 ?? ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE TED ALJIBE ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE ?? En 2022, des pêcheurs se préparaien­t à partir pour une expédition en mer de Chine méridional­e, plus précisémen­t dans le haut-fond de Scarboroug­h, exploitée par des pêcheurs philippins depuis des génération­s et qui est l’un des nombreux points chauds potentiels d’un conflit militaire.
Photo de une : Des pêcheurs philippins passent devant un navire des gardecôtes chinois, dans le hautfond de Scarboroug­h, en mer de Chine méridional­e.
ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE TED ALJIBE ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE En 2022, des pêcheurs se préparaien­t à partir pour une expédition en mer de Chine méridional­e, plus précisémen­t dans le haut-fond de Scarboroug­h, exploitée par des pêcheurs philippins depuis des génération­s et qui est l’un des nombreux points chauds potentiels d’un conflit militaire. Photo de une : Des pêcheurs philippins passent devant un navire des gardecôtes chinois, dans le hautfond de Scarboroug­h, en mer de Chine méridional­e.

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