Anecdotique, mais pas anodin
Le 17 mai est la Journée internationale contre l’homophobie et la transphobie. Nous célébrerons en juin le Mois de la fierté. Mais il y a bien des événements, ces derniers temps, qui ne donnent pas le coeur à la fête. Commençons par nommer les choses. Il y a, au Québec, un groupe d’agitateurs publics qui n’en ratent pas une, depuis quelques années, pour tenter de faire croire à la population que les personnes non binaires, les personnes trans et leurs alliés caressent l’ambition secrète d’abolir les catégories sociales d’homme et de femme, de père et de mère.
On fait dans la sournoiserie habile : personne ne se réclame ouvertement de la transphobie et de la queerphobie. On avance simplement que la visibilité et les droits des personnes trans, le contact des artistes de drag avec les enfants ou l’inclusion des identités non binaires sur les documents officiels ou dans les discours publics constituent une « perte de repères » sociaux, une menace envers les identités traditionnelles, bref, un signe d’effondrement de la civilisation.
Il pourrait être tentant, pour les gens qui ne s’identifient pas eux-mêmes à la diversité sexuelle, de ne pas se sentir concernés par les récents « scandales » visant les personnes trans, non binaires ou encore artistes de drag. C’est que certaines de ces montées de panique morale sont tellement ridicules qu’il peut être déprimant de même y consacrer de l’énergie. Le plus récent exemple étant « l’annulation » de la fête des Mères, qui n’a bien sûr jamais été souhaitée par personne.
A priori, la suggestion d’une « fête des parents » par une enseignante dans un contexte bien précis d’une salle de classe, pour se montrer sensible aux réalités d’un groupe d’enfants bien précis, n’a strictement rien à voir avec les droits des personnes LGBTQ+. Mais ne soyons pas hypocrites : si l’affaire a fait parler jusqu’à l’Assemblée nationale et à la Chambre des communes, c’est justement parce que nos réactionnaires préférés ont vu là l’occasion d’agiter l’épouvantail du grand remplacement du mot « mère » par la parentalité non genrée.
Un cycle de nouvelles qui s’alimente ainsi de l’anecdotique prend rapidement des allures de feu de poubelle : tant bien que mal, chacun fera de son mieux pour réduire le plus possible les risques de s’y brûler. Une fois la tempête passée, il en reste donc un effet de paralysie et de dissuasion (chilling effect) qui, lui, ne fera pas les manchettes.
D’une part, il peut rester un pincement au coeur, voire dans certains cas un réflexe de faire profil bas chez des couples homoparentaux, des parents non binaires ou des familles qui sortent d’une manière ou d’une autre du modèle nucléaire — mêmes s’ils n’ont a priori rien à voir avec cette histoire. Tout comme la « guerre contre Noël » qui existe supposément depuis des années (Noël continue d’ailleurs de très bien se porter) alimente la méfiance envers les minorités religieuses, il ne faut pas se méprendre sur les conséquences sociales d’une supposée « guerre contre les mères et les pères ».
D’autre part, le harcèlement que l’enseignante a subi laissera sûrement des séquelles dans sa vie personnelle, mais il rendra aussi particulièrement prudents les professeurs qui voudraient proposer d’autres initiatives pour répondre aux besoins de leurs élèves. Si le prix de la maladresse qui accompagne souvent la créativité est désormais aussi élevé, il ne faut pas s’étonner que les gens ordinaires soient dissuadés d’innover autour de questions sensibles.
Ici, on touche aux véritables conséquences de ce type de panique morale sur les minorités sexuelles elles-mêmes, mais aussi sur l’ensemble de la société. Lorsqu’on s’entredéchire à propos d’une drag queen qui fait l’heure du conte aux enfants, on s’attaque d’abord aux droits de cette artiste, certes, mais aussi plus largement au droit à la différence et à la flamboyance joyeuse qui détonne.
Lorsqu’on se moque dans les journaux des pronoms non genrés et de l’écriture inclusive, on rend certes la vie des personnes non binaires particulièrement difficile. Mais on s’en prend aussi, du même souffle, à l’idée d’une société où chaque personne est libre d’être qui elle veut et de s’épanouir comme elle l’entend. Quand on refuse aux enfants trans le droit de s’affirmer pour ce qu’ils sont, on sacrifie leur bien-être et leur santé d’enfant sur l’autel du confort des adultes. Non seulement on cause à ces enfants une grande souffrance, mais on reconduit l’idée d’une société faite de boîtes épaisses et étanches dont il ne faut surtout pas sortir sous peine d’ostracisation.
Plus on s’éloigne des normes, plus ces catégories austères nous feront l’effet d’une prison. Mais ce que nous disent les mouvements queers, au fond, c’est qu’un monde sans liberté d’être soi-même, sans authenticité, sans possibilité d’explorer ses identités, sa sexualité, son rapport au corps, à l’amour, la famille, la féminité et la masculinité est un monde étouffant pour tout le monde.
Ce 17 mai, Journée internationale de la lutte contre l’homophobie et la transphobie, est aussi la journée que le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, a choisie pour ratifier des lois qui interdisent les soins de santé pour les enfants trans, bannissent des spectacles de drag queens, forcent les personnes trans et non binaires à utiliser les toilettes qui correspondent au sexe assigné à leur naissance, et restreignent le droit des jeunes à utiliser les pronoms de leur choix en classe.
Il serait dangereux d’entretenir l’illusion, ne serait-ce qu’une minute, qu’il n’existerait pas de lien entre l’actualité américaine et les anecdotes qui deviennent soudainement le sujet de l’heure ici. Qu’on se le tienne pour dit : le courant politique qui monte des États-Unis et qui est relayé par les néoconservateurs d’ici amène un monde plus violent pour les minorités de genre. Et un monde plus violent pour les minorités de genre est un monde moins libre pour tous.