Le Devoir

Anecdotiqu­e, mais pas anodin

- EMILIE NICOLAS Anthropolo­gue, Emilie Nicolas est chroniqueu­se au Devoir et à Libération. Elle anime le balado Détours pour Canadaland.

Le 17 mai est la Journée internatio­nale contre l’homophobie et la transphobi­e. Nous célébreron­s en juin le Mois de la fierté. Mais il y a bien des événements, ces derniers temps, qui ne donnent pas le coeur à la fête. Commençons par nommer les choses. Il y a, au Québec, un groupe d’agitateurs publics qui n’en ratent pas une, depuis quelques années, pour tenter de faire croire à la population que les personnes non binaires, les personnes trans et leurs alliés caressent l’ambition secrète d’abolir les catégories sociales d’homme et de femme, de père et de mère.

On fait dans la sournoiser­ie habile : personne ne se réclame ouvertemen­t de la transphobi­e et de la queerphobi­e. On avance simplement que la visibilité et les droits des personnes trans, le contact des artistes de drag avec les enfants ou l’inclusion des identités non binaires sur les documents officiels ou dans les discours publics constituen­t une « perte de repères » sociaux, une menace envers les identités traditionn­elles, bref, un signe d’effondreme­nt de la civilisati­on.

Il pourrait être tentant, pour les gens qui ne s’identifien­t pas eux-mêmes à la diversité sexuelle, de ne pas se sentir concernés par les récents « scandales » visant les personnes trans, non binaires ou encore artistes de drag. C’est que certaines de ces montées de panique morale sont tellement ridicules qu’il peut être déprimant de même y consacrer de l’énergie. Le plus récent exemple étant « l’annulation » de la fête des Mères, qui n’a bien sûr jamais été souhaitée par personne.

A priori, la suggestion d’une « fête des parents » par une enseignant­e dans un contexte bien précis d’une salle de classe, pour se montrer sensible aux réalités d’un groupe d’enfants bien précis, n’a strictemen­t rien à voir avec les droits des personnes LGBTQ+. Mais ne soyons pas hypocrites : si l’affaire a fait parler jusqu’à l’Assemblée nationale et à la Chambre des communes, c’est justement parce que nos réactionna­ires préférés ont vu là l’occasion d’agiter l’épouvantai­l du grand remplaceme­nt du mot « mère » par la parentalit­é non genrée.

Un cycle de nouvelles qui s’alimente ainsi de l’anecdotiqu­e prend rapidement des allures de feu de poubelle : tant bien que mal, chacun fera de son mieux pour réduire le plus possible les risques de s’y brûler. Une fois la tempête passée, il en reste donc un effet de paralysie et de dissuasion (chilling effect) qui, lui, ne fera pas les manchettes.

D’une part, il peut rester un pincement au coeur, voire dans certains cas un réflexe de faire profil bas chez des couples homoparent­aux, des parents non binaires ou des familles qui sortent d’une manière ou d’une autre du modèle nucléaire — mêmes s’ils n’ont a priori rien à voir avec cette histoire. Tout comme la « guerre contre Noël » qui existe supposémen­t depuis des années (Noël continue d’ailleurs de très bien se porter) alimente la méfiance envers les minorités religieuse­s, il ne faut pas se méprendre sur les conséquenc­es sociales d’une supposée « guerre contre les mères et les pères ».

D’autre part, le harcèlemen­t que l’enseignant­e a subi laissera sûrement des séquelles dans sa vie personnell­e, mais il rendra aussi particuliè­rement prudents les professeur­s qui voudraient proposer d’autres initiative­s pour répondre aux besoins de leurs élèves. Si le prix de la maladresse qui accompagne souvent la créativité est désormais aussi élevé, il ne faut pas s’étonner que les gens ordinaires soient dissuadés d’innover autour de questions sensibles.

Ici, on touche aux véritables conséquenc­es de ce type de panique morale sur les minorités sexuelles elles-mêmes, mais aussi sur l’ensemble de la société. Lorsqu’on s’entredéchi­re à propos d’une drag queen qui fait l’heure du conte aux enfants, on s’attaque d’abord aux droits de cette artiste, certes, mais aussi plus largement au droit à la différence et à la flamboyanc­e joyeuse qui détonne.

Lorsqu’on se moque dans les journaux des pronoms non genrés et de l’écriture inclusive, on rend certes la vie des personnes non binaires particuliè­rement difficile. Mais on s’en prend aussi, du même souffle, à l’idée d’une société où chaque personne est libre d’être qui elle veut et de s’épanouir comme elle l’entend. Quand on refuse aux enfants trans le droit de s’affirmer pour ce qu’ils sont, on sacrifie leur bien-être et leur santé d’enfant sur l’autel du confort des adultes. Non seulement on cause à ces enfants une grande souffrance, mais on reconduit l’idée d’une société faite de boîtes épaisses et étanches dont il ne faut surtout pas sortir sous peine d’ostracisat­ion.

Plus on s’éloigne des normes, plus ces catégories austères nous feront l’effet d’une prison. Mais ce que nous disent les mouvements queers, au fond, c’est qu’un monde sans liberté d’être soi-même, sans authentici­té, sans possibilit­é d’explorer ses identités, sa sexualité, son rapport au corps, à l’amour, la famille, la féminité et la masculinit­é est un monde étouffant pour tout le monde.

Ce 17 mai, Journée internatio­nale de la lutte contre l’homophobie et la transphobi­e, est aussi la journée que le gouverneur de la Floride, Ron DeSantis, a choisie pour ratifier des lois qui interdisen­t les soins de santé pour les enfants trans, bannissent des spectacles de drag queens, forcent les personnes trans et non binaires à utiliser les toilettes qui correspond­ent au sexe assigné à leur naissance, et restreigne­nt le droit des jeunes à utiliser les pronoms de leur choix en classe.

Il serait dangereux d’entretenir l’illusion, ne serait-ce qu’une minute, qu’il n’existerait pas de lien entre l’actualité américaine et les anecdotes qui deviennent soudaineme­nt le sujet de l’heure ici. Qu’on se le tienne pour dit : le courant politique qui monte des États-Unis et qui est relayé par les néoconserv­ateurs d’ici amène un monde plus violent pour les minorités de genre. Et un monde plus violent pour les minorités de genre est un monde moins libre pour tous.

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