Le Devoir

Contrer les déserts littéraire­s en van

Créer un coin lecture éphémère d’une journée, dans ces endroits où le livre se rend peu, tel sera l’été de deux femmes

- CATHERINE LALONDE LE DEVOIR

Partir en Westfalia avec une ou deux centaines de livres. Rouler deux cents kilomètres. Éteindre le moteur de « La Grande », une West 1991, à côté du casse-croûte d’un de ces villages du Québec où il y a « beaucoup plus de quatre-roues que de livres. » Couper le moteur. Ouvrir grand les portières, sortir les fanions et les bouquins. Créer un coin lecture éphémère d’une journée, dans ces endroits où le livre se rend peu, se rend mal. Tel sera l’été de Catherine Lapointe, conductric­e de La Grande, et de Virginie Martel, autour du projet du Limier voyageur.

« Ce rêve de livres, au coeur de l’été, c’est mon projet citoyen ; c’est moi, Catherine, qui crois à la lecture, à l’importance de propager la lecturepla­isir et à celle de baigner dans la lecture depuis l’enfance. » Enseignant­e de deuxième année dans la région de Québec, Catherine Lapointe reprendra la route avec sa Caravane littéraire, ses livres, sa pataugeoir­e-à-bouquinspo­ur-bébés, pour un troisième été.

« Ça me brisait le coeur de fermer ma classe en juin en laissant là mes 500 livres. » Mme Lapointe en a payé les trois quarts de sa poche, et le reste provient des brocantes ou de dons à la suite de la médiatisat­ion de son projet. L’été, elle les transforme en livres de poche, livres de motorisés, livres voyageurs.

Et son projet fait des p’tits, puisque Virginie Martel, professeur­e à l’Université du Québec à Rimouski, s’en est inspirée directemen­t pour penser, avec le soutien de son université, le Limier voyageur. La twist de Mme Martel ? Toucher tout particuliè­rement les milieux ruraux défavorisé­s du Québec.

Les deux femmes travaillen­t désormais de concert. Pour prendre la route pour la première fois cet été, Virginie

Martel a acquis une Vanagon Volsk 1989 qu’elle a appelée Jack — en l’honneur de l’auteur Jacques Poulin. « La mécanique, sur ce vieux camion, m’inquiète quand même… » Elle le remplit à partir de la médiathèqu­e de 5000 documents, à coup d’une centaine de livres illustrés à la fois, surtout du québécois.

« Entre Lévis et Rimouski, il y a toute cette série de villages cappuccino, comme je les appelle, ces jolis villages le long du fleuve », expliquait Mme Martel lors de sa présentati­on du projet au 90e Congrès de l’Acfas, à l’Université de Montréal, le 11 mai dernier.

« Mais de là, montez dans les terres, juste six kilomètres, et vous allez commencer à la voir, la misère québécoise », disait la spécialist­e en éducation et en didactique de la compréhens­ion en lecture. Vitalité économique fragile, faible littératie et rareté des institutio­ns comme les bibliothèq­ues publiques se croisent alors.

Livres de villes et rats des champs

« Il y a beaucoup d’offres de livres en milieux urbains, mais pas en milieux ruraux. Les kilomètres sont nombreux, plusieurs endroits sont vraiment durs à rejoindre. » « Ce n’est pas toujours facile, loin de là, précisait Mme Martel ensuite. J’ai raconté les plus belles anecdotes, mais des fois, les gens ne veulent rien savoir des livres. »

Elle sait que la relation humaine est importante et doit rester au coeur des échanges pour contourner les résistance­s. Comme la matérialit­é du bon vieux livre papier. Un exemple ? Pour les tout-petits, la piscinette en plastique remplie d’albums, dans lesquels les bouts d’choux peuvent ramper, et qu’ils peuvent mordre, manger, lancer.

« Les papas et les garçons, on les a avec la West, affirme Mme Martel en souriant. Ils veulent venir s’asseoir derrière le volant, tester le siège ou faire semblant de conduire. Ben oui, on leur permet. On pose plein de livres sur le tableau de bord, pis on finit par leur en parler. »

« Ça m’est déjà arrivé de faire un jeu où j’invitais les enfants à sauter à pieds joints de livre en livre, parce qu’ils n’étaient pas intéressés du tout par la lecture. On a joué, il y a des couverture­s qui ont été arrachées, ça a pris des heures. À la fin, j’en ai eu un, deux ou trois qui se sont assis et qui se sont mis à lire. »

Permis de lire, interdit de stationner

Pour Mme Martel, il était important de penser un projet s’articulant complèteme­nt en dehors du réseau scolaire. « Pour aller rejoindre les élèves pour qui la lecture est synonyme d’échec scolaire, d’incompréhe­nsion, il faut que ça se passe complèteme­nt ailleurs et autrement. »

Catherine Lapointe souligne à quel point son associatio­n avec Mme Martel, après deux ans de Caravane littéraire pas mal en solo, fait une différence. « Les démarches ne sont pas simples pour obtenir un permis, pour un projet d’un jour qui dépend beaucoup de la météo. À Québec, il faut faire une demande quarante jours d’avance, sinon on risque des amendes. S’il pleut, au jour J, c’est à refaire. »

Car la Ville considère que Catherine Lapointe, en laissant les gens venir lire ses livres autour de sa fourgonnet­te, offre un service. « Si je m’associe à des organismes », comme le Limier voyageur de Mme Martel, De mots et de craie ou la Dauphine, « c’est beaucoup plus simple. Sinon, je vais sur des terrains privés. »

Mais pour que ce projet soit fructueux, il faut qu’il s’inscrive dans un réseau. « Il faut revenir, revoir les gens. » Catherine Lapointe confirme. « On a une vision forte, mais oui, pour l’instant c’est une vision romantique. Ça prendrait toute une organisati­on sociale qui peut soutenir ce genre d’action. Là, on a souvent l’impression qu’on est toutes seules, deux femmes qui paient le camion et l’essence de leurs poches et qui donnent leur temps pour porter cette idée que la lecture-plaisir peut être un déclencheu­r » d’un parcours de littératie.

« Pour faire une vraie différence, ça prend de la fréquence », poursuit-elle. Il faut que la lecture devienne un rituel, que les gens qu’on rejoint se développen­t, au fil du temps, une identité de lecteur qui soit différente de celle d’un autre. Et pour développer ça, il faut baigner dans la lecture. »

Virginie Martel confirme qu’en l’état, le projet porte une magie, mais n’est pas suffisant, voire incomplet. « C’est vrai qu’au mieux, c’est une étincelle de lecture qu’on sème, mais qui va servir vraiment à quoi ? Peutêtre à une personne ? Il faut un réseau, des partenaire­s, un suivi », concède-telle. « Il me reste encore beaucoup de travail à faire encore. Je le sais », conclut-elle, avec beaucoup d’excitation dans la voix.

Pour faire une vraie différence, ça prend de la fréquence CATHERINE LAPOINTE

Newspapers in French

Newspapers from Canada