Le Devoir

L’amour déconstrui­t de Monia Chokri

Le troisième long métrage de la réalisatri­ce québécoise, Simple comme Sylvain, a été chaudement accueilli à Cannes

- ODILE TREMBLAY À CANNES

u théâtre Debussy, quand Monia Chokri a livré un discours avant la projection de son Simple comme Sylvain à Un certain regard, on s’est d’abord tortillés sur nos sièges. La séance avait du retard. Chaque minute imprévue pèse à Cannes sur l’horaire des festivalie­rs.

Puis ses mots vibrants ont tenu du manifeste. Elle s’est fait porte-parole de la nouvelle génération de cinéastes qui veut changer les mentalités sur les plateaux, mettre la bienveilla­nce au programme et s’élever contre les abus de pouvoir, si courants à cette enseigne.

Sa voix se mêlait au choeur des autres qui prirent cette année le micro ou la plume en appelant aux mutations des esprits. Monia Chokri était venue en 2019 accompagne­r sur cette même tribune La femme de mon frère. On l’avait connue plus grinçante, son cinéma aussi.

Découverte à Cannes comme actrice dans Les amours imaginaire­s de Xavier Dolan, l’actrice cinéaste se trouve à un nouveau tournant de sa vie. Dans ce troisième long métrage (son meilleur), l’amour perd en férocité. Il se fait porteur d’abandon de soi et de douceur, malgré les pierres du chemin.

Ce beau film, à la fois tendre et complexe, affronte le sujet des classes sociales, peu traité au cinéma québécois. Une femme professeur­e (Magalie Lépine-Blondeau), bien mariée à un autre universita­ire, abandonne ses certitudes pour vivre une relation passionnel­le avec un travailleu­r charpentie­r (Pierre-Yves Cardinal). Et leur chimie crève l’écran.

Dans l’univers de Sophia, on cite les philosophe­s et on parle beaucoup de livres. Dans celui de son amant Sylvain, le vocabulair­e est pauvre et le niveau de culture, maigre. Ce gouffre social peut-il se voir comblé par l’amour ? La cinéaste n’y répondra pas de façon frontale tout en montrant les difficulté­s de communicat­ion d’un couple qui perd pied, faute de repères communs.

Les allers-retours entre les théories sur l’amour enseignées par cette femme à l’université du troisième âge, le choc des étreintes et les mots qui caressent ou blessent sont servis sur une mécanique scénaristi­que bien huilée, la caméra subtile d’André Turpin et des scènes de profonde sensualité.

On se déclare souvent ouverts tout en étant incapables d’établir un dialogue avec quelqu’un de différent MONIA CHOKRI

Comme dans plusieurs films québécois, toutefois, on note une difficulté à camper les décors des milieux intellectu­els, où les livres devraient traîner partout. Mais ici, les mots parlent et les familles respective­s des tourtereau­x évoluent dans des orbites différente­s qui s’entrechoqu­ent avec fracas.

Après la projection, très applaudie, Monia Chokri respirait mieux devant la presse québécoise : « On ne sait jamais. Les vents de la Croisette sont capricieux… » En entendant l’assistance rire et s’émouvoir aux passages appropriés, elle avait songé : « Ça y est, ils sont dedans. »

Ce film, la cinéaste l’aime, et son discours sur scène reflétait à ses yeux comme à ceux des acteurs les valeurs défendues sur le plateau. Monia Chokri tient un rôle d’amie de l’héroïne dans Simple comme Sylvain.

Or, Magalie Lépine-Blondeau est vraiment la meilleure amie de la cinéaste et fut sa première lectrice du scénario. Tout coulait de source.

« Je voulais raconter une histoire d’amour contrarié, précise la cinéaste, montrer l’impossibil­ité de l’amour en y greffant la lutte des classes. Mes parents étaient des militants. J’avais envie de me critiquer. On se déclare souvent ouverts tout en étant incapables d’établir un dialogue avec quelqu’un de différent. »

Dans son précédent long métrage, Babysitter, son style était coloré façon années 1970. Cette fois, elle eut envie de composer une structure à la Robert Altman, en utilisant des zooms, des larges focales. « Je voulais surtout me plonger dans un film à la Love Story,

sans le cynisme qui fut le mien à une autre époque. »

Magalie Lépine-Blondeau et PierreYves Cardinal sont reconnaiss­ants de s’être sentis chaudement entourés lors des nombreuses scènes d’intimité. À Cannes, les deux interprète­s rivalisaie­nt d’ardeur pour vanter la direction de la maîtresse d’oeuvre. « Cette tendresse du film, on la ressentait tous les jours sur le plateau, assure l’actrice. Simple comme Sylvain pose plus de questions que de réponses et Monia avait une vision précise de ce qu’elle voulait : jouer dans la vulnérabil­ité et les gouffres de chacun sans les blesser. »

De Tom à la ferme de Xavier Dolan à La cordonnièr­e de François Bouvier, Pierre-Yves Cardinal incarne souvent au grand écran des personnage­s charnels, mais il assure que chaque rôle réclame avant tout d’être bien construit. Reste ensuite à s’abandonner à la personne aux commandes : « C’est très fabriqué. »

L’illusion naît aussi de la chimie entre les acteurs. Pierre-Yves Cardinal et Magalie Lépine-Blondeau se sont sentis en totale confiance dans les bras l’un de l’autre. Le reste appartient au mystère des films qui imposent leurs rires, leurs caresses et leurs larmes. Comme celui-ci.

Odile Tremblay est l’invitée du Festival de Cannes.

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AGENCE FRANCE-PRESSE PATRICIA DE MELO MOREIRA

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