Le Devoir

Quand la France résiste

- CHRISTIAN RIOUX

Sept minutes d’ovation debout, il ne s’attendait pas à ça. Quand on débarque de l’Amérique puritaine, ça crée un choc. Costume sombre et cheveux lisses attachés à l’arrière, la star ne feignait pas la surprise. Pour une fois, les pancartes brandies autour de lui le félicitaie­nt. Sur le tapis rouge, l’artiste retrouvait ses marques. Car nous étions en France. Le triomphe réservé mardi à l’acteur Johnny Depp à Cannes pour son rôle dans Jeanne du Barry, de la réalisatri­ce et comédienne Maïwenn, fut non seulement un événement cinématogr­aphique et médiatique, il illustrait aussi un trait de civilisati­on. En effet, il fallait bien qu’on soit en France pour qu’un festival de cinéma se permette de défier les qu’en-dira-t-on et la rectitude politique en applaudiss­ant l’artiste indépendam­ment de ses démêlés en justice avec son ancienne épouse et des accusation­s de violence dont il a été l’objet.

Loin des pétitions et des querelles matrimonia­les, Cannes a choisi d’honorer l’artiste. Seulement l’artiste. Rien que l’artiste !

Comme la Du Barry, cette fille du peuple qui bouscula la cour de Versailles en devenant la maîtresse du roi, Maïwenn a bousculé les arcanes du cinéma en offrant le rôle de Louis XV à l’ancien corsaire des Caraïbes. Banni depuis trois ans des plateaux de tournage aux États-Unis, Johnny Depp est le dernier bouc émissaire de ce nouveau monde dans lequel nous sommes entrés depuis quelques années. Un monde qui ne sait plus séparer la vie privée de la vie profession­nelle, où les spectateur­s sont plus que jamais des voyeurs s’invitant dans la chambre à coucher de leurs idoles et où les images pieuses ont remplacé les statuettes qui récompensa­ient autrefois le talent.

Malgré les sinistres épisodes des César et des Molière gangrenés par le radicalism­e militant — et boudés par le public —, la France s’honore chaque fois qu’elle résiste à cette pensée qui veut qu’une accusation vaille condamnati­on et qui fait fi d’un des fondements de la justice : la présomptio­n d’innocence.

Elle s’honore encore plus chaque fois qu’elle distingue l’art de la vie privée et reconnaît le génie d’un Woody Allen et d’un Polanski — comme hier celui d’un Chaplin fuyant le maccarthys­me — alors que, fidèle à sa tradition puritaine, Hollywood continue de réclamer à ses lauréats des brevets de vertu. Hier, ceux de l’anticommun­isme. Aujourd’hui, ceux du néoféminis­me.

Si Cannes avait banni tous les mauvais garçons qui, à leur époque, ont échoué aux tests de moralité d’Hollywood, ni Robert Mitchum ni Richard Burton n’auraient foulé de tapis rouge. Sans oublier Marlon Brando, Jack Nicholson et tant d’autres. « Je n’ai qu’une seule conduite dans la vie, la liberté de penser, de parler, d’agir dans le cadre de la loi », a déclaré Thierry Frémaux. En refusant ainsi les diktats idéologiqu­es, le délégué général renoue avec les origines du Festival de Cannes.

L’idée même de cette manifestat­ion artistique n’est-elle pas née du souci de rendre sa liberté au cinéma, après l’épisode 1938 de la Mostra de Venise qui avait récompensé des oeuvres marquées politiquem­ent par le fascisme, comme Luciano Serra, pilote, un film produit par le fils de Mussolini célébrant la conquête coloniale de l’Éthiopie, et Les dieux du stade, un documentai­re de propagande hitlérienn­e ?

Ce n’est pas un hasard si c’est le ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts Jean Zay qui parraina cette initiative, qui n’aboutira qu’après la guerre. Zay était un haut fonctionna­ire dans la grande tradition culturelle française. Défenseur de la laïcité et de l’école républicai­ne, il estimait que celle-ci devait « rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas ». Cet homme qui n’était pas du genre à se plier aux modes fut d’ailleurs assassiné par les milices de Vichy ; sa dépouille est aujourd’hui au Panthéon.

En refusant d’obtempérer aux injonction­s de la morale du jour, c’est dans cette fière tradition que s’inscrit le Festival. Comme le rappelait la journalist­e Noémie Halioua, ceux qui ont signé une pétition contre Johnny Depp ne s’étaient guère offusqués lorsque le réalisateu­r des Misérables, Ladj Ly, avait été récompensé en 2020 malgré une condamnati­on pour avoir été complice de la séquestrat­ion et du passage à tabac en 2009 d’un individu dont le seul crime avait été d’avoir séduit la soeur d’un ami et commis ce qu’on appelle un « crime d’honneur ».

Que le monde serait simple si seuls les êtres vertueux produisaie­nt de grandes oeuvres ! On n’aurait plus besoin de critiques littéraire­s et cinématogr­aphiques : il suffirait de lire la chronique judiciaire.

Ce rêve d’un monde où le génie créatif n’échoirait qu’aux bonnes âmes et la médiocrité artistique aux salauds a des relents d’intoléranc­e. Malheureus­ement pour nos censeurs, le monde des hommes est loin de ressembler à cette image d’Épinal. C’est pourquoi il faut séparer l’oeuvre de l’artiste, sous peine de condamner des chefs-d’oeuvre. Mais aussi de couronner des artistes médiocres ou, comme c’est souvent le cas, de simples propagandi­stes du Bien.

Si Cannes avait banni tous les mauvais garçons qui, à leur époque, ont échoué aux tests de moralité d’Hollywood, ni Robert Mitchum ni Richard Burton n’auraient foulé de tapis rouge

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