Le Devoir

Pas juste des brèches à colmater

- LOUISE-MAUDE RIOUX SOUCY

es dépenses pharmaceut­iques pèsent lourd dans le portefeuil­le des Québécois. Près du tiers du budget de la Régie de l’assurance maladie du Québec y passe, le budget de la RAMQ accaparant lui-même le quart des dépenses en santé et services sociaux. Or, la médecine de demain se dessine comme du sur-mesure, comme en témoigne la croissance soutenue des coûteux médicament­s dits de spécialité dont le déploiemen­t appelle à une vigilance accrue de la part de tous les acteurs du milieu de la santé.

Le Devoir nous apprenait cette semaine que des programmes clés en main liés à ces médicament­s utilisés pour traiter des maladies rares ou graves comme des cancers — et dont la valeur dépasse annuelleme­nt les 10 000 dollars par patient, sinon plus — ont ouvert des brèches urgentes à colmater. Une enquête d’Ulysse Bergeron révèle que ces trois dernières années, huit pharmacien­s ont été condamnés par le Conseil de discipline de leur ordre profession­nel pour « avoir obtenu » des clients par l’intermédia­ire de programmes de soutien aux patients (PSP), un service financé par des géants pharmaceut­iques.

Certains des pharmacien­s épinglés ont également plaidé coupables d’avoir versé, en contrepart­ie au gestionnai­re de PSP avec lequel il faisait affaire, un pourcentag­e des revenus générés par la lucrative clientèle ainsi obtenue. On aurait pu penser que ce maraudage et ces renvois d’ascenseur étaient chose du passé. Le dévoilemen­t de loyers au rabais consentis à des médecins par des pharmacien­s pour les inciter à pratiquer à proximité de leurs officines, en 2004, avait fait grand bruit avant de conduire à des modificati­ons déontologi­ques en profondeur chez les premiers comme chez les seconds.

En 2016, le déplafonne­ment des ristournes offertes aux pharmacien­s par les fabricants de médicament­s génériques avait provoqué une guerre d’une telle intensité que Québec avait dû revenir en arrière, avec un plafond de 15 %. L’utilisatio­n de ces allocation­s est de surcroît soigneusem­ent balisée par la Loi sur l’assurance médicament­s afin qu’elles restent au bénéfice premier des patients.

On ne peut pas en dire autant du PSP. Ne nous trompons pas, ce système est légal. Il a même des atouts certains. Les patients qui y ont recours sont entièremen­t pris en charge par la compagnie privée qui gère ledit PSP. C’est elle qui fait le pont avec tout le monde : pharmacien, médecin, infirmière, assureur (qu’il soit privé ou public), alouette. Pour le patient laissé à lui-même (le réseau public n’offrant pas ce type de soutien), c’est une bénédictio­n.

Car le médicament de spécialité vient avec des suivis étroits et soutenus qui militent en faveur de services de proximité, idéalement personnali­sés. L’essence même du travail d’un pharmacien de communauté, quoi. Mais comme ce système opère en marge du système public, il échappe au regard des instances habituelle­s, permettant à certains d’imposer des ententes d’exclusivit­é qui briment le droit des patients de choisir leur pharmacien. Contraire à la loi, cette pratique conduit au fractionne­ment des dossiers des patients captifs de leur PSP, avec tous les risques que cela suppose pour leur santé.

Pis, la toile a été si bien tissée par la poignée de compagnies (principale­ment BioScript, Bayshore, McKesson et Innomar) qui ont pris racine sur ce lucratif marché que la plupart des pharmacien­s en sont exclus. L’Associatio­n québécoise des pharmacien­s propriétai­res (AQPP) parle carrément d’un système « opaque » au bénéfice « d’une poignée de poids lourds qui contrôlent […] le système de distributi­on de la majorité des médicament­s de spécialité ». Dans la foulée de notre enquête, l’AQPP a appelé mardi à la fin pure et simple des PSP qui agissent à l’encontre des règles.

Cela paraît inévitable. En 2021, les régimes d’assurance publics du Canada ont engagé 34,7 % de leurs dépenses dans des médicament­s de spécialité (au bénéfice de 2,5 % des prestatair­es). Or, Accessa, l’entreprise créée par les pharmacien­s propriétai­res pour se réappropri­er les rênes des PSP dans le respect des règles déontologi­ques québécoise­s, calcule que la barre des 50 % sera passée dès 2025. Et le mouvement ne s’arrêtera pas là. Plus de 300 thérapies cellulaire­s ou géniques sont actuelleme­nt en développem­ent dans le monde.

On ne peut pas se permettre de voir cet écosystème en expansion détourné à l’avantage d’une poignée de compagnies et de profession­nels. Cela concerne au premier chef l’Ordre des pharmacien­s, qu’on souhaitera­it plus combatif dans ce dossier, certes, mais tout autant le ministère de la Santé, la RAMQ, que le Collège des médecins et l’Ordre des infirmière­s et infirmiers.

Colmater les brèches détaillées par Le Devoir n’est, en effet, qu’une étape. C’est toute une architectu­re légale et efficace de suivi des patients abonnés à ces traitement­s ciblés qu’il faut sécuriser si on veut se coller au principe du bon profession­nel, au bon moment, au bon endroit cher au ministre Dubé. La suite s’annonce donc costaude et mérite son chantier bien à elle si on veut suivre les avancées promises par la science, au bénéfice du collectif et sans y passer tout notre portefeuil­le.

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