Le Devoir

Une société des communs

Entre le « tout-à-l’État » et le « tout-au-marché », il y a un modèle à inventer pour partager et décider ensemble

- Marie-Soleil L’Allier et Jonathan Durand Folco

La première est candidate au doctorat en sciences de l’environnem­ent à l’UQAM ; le second est professeur agrégé à l’École d’innovation sociale ÉlisabethB­ruyère à l’Université Saint-Paul, à Ottawa. Ils participen­t au forum internatio­nal La Grande Transition : lutter en temps de crise globale, à l’Université Concordia du 18 au 21 mai 2023. L’événement est ouvert au public.

Face aux crises systémique­s actuelles — crise climatique, crise du logement, hausse du prix des aliments, crise du système de santé, épuisement des ressources naturelles, défaillanc­es du transport collectif, capitalism­e algorithmi­que, etc. — le recours au marché nous mène vers une impasse. Mais l’État providence ne semble pas non plus apte à gérer les perturbati­ons ambiantes. Devant ce dilemme, comment ferons-nous pour nous nourrir, nous loger, nous soigner, nous déplacer ?

Nous devons explorer de nouvelles avenues et créer de nouveaux imaginaire­s collectifs. Surtout, nous devons soutenir l’effervesce­nce des initiative­s et des luttes citoyennes qui se multiplien­t sur le territoire québécois et dans le monde. Comment transforme­r nos institutio­ns pour reconnaîtr­e aux collectivi­tés le droit de s’organiser pour répondre aux besoins sociaux pressants ?

Nous croyons qu’une « société des communs » incarnerai­t un nouveau projet de société, un nouveau contrat social entre les collectivi­tés et les institutio­ns. Il s’agit de permettre à des collectifs d’habitants et habitantes de prendre soin, de produire, de partager et de décider ensemble des biens et services nécessaire­s à leur épanouisse­ment.

Les communs se définissen­t comme une institutio­n regroupant trois éléments : une ressource (le commun), une communauté (les commoners) et un ensemble de règles et pratiques sociales (la communalis­ation ou commoning). Les communs permettent ainsi à un groupe de personnes de produire ensemble et de gérer collective­ment les biens, services ou activités dont elles ont besoin. Les exemples de communs incluent des forêts communauta­ires, des bâtiments publics récupérés (comme le Bâtiment 7), des coopérativ­es autogérées (d’habitation, par exemple), des communs de connaissan­ces comme Wikipédia, etc.

Plusieurs initiative­s se réclament ouvertemen­t des communs à travers le monde. En Amérique latine, les pharmacies populaires gagnent du terrain au Chili, où le municipali­sme est utilisé comme tremplin d’initiative­s collective­s. Au Mexique, le quartier Santo Domingo a été créé à la suite d’une occupation à México et le mouvement collectif zapatiste a beaucoup d’adeptes au Chiapas.

En Europe, il existe le modèle de soutenabil­ité des communs de Barcelone, qui a permis la création des coopérativ­es comme Som Mobilitat et Som Energia pour répondre de manière autogérée et soutenable aux besoins de mobilité et de consommati­on d’énergie. Bologne a quant à elle mis en place une Charte des communs urbains pour repenser le rôle du gouverneme­nt local comme une infrastruc­ture d’accueil des communs auto-organisés.

Au Québec, bien qu’elles n’utilisent pas toujours le vocabulair­e des « communs », plusieurs initiative­s s’inscrivent dans cette logique. Que l’on pense à la sortie de près de 400 logements du marché spéculatif par un OBNL à Drummondvi­lle, à la propositio­n de fermes pérennes pour le Québec fondée sur des fiducies, des coopérativ­es et des OBNL, ou encore à la mobilisati­on citoyenne pour protéger un boisé enclavé dans l’est de Montréal. À Métis-surMer, un partenaria­t public-collectif a été mis en place en 2023 pour bâtir un écoquartie­r abordable grâce à une entente de 35 ans entre la municipali­té et l’organisme CMētis.

D’autres initiative­s revendique­nt explicitem­ent leur volonté de créer des communs, comme la démarche Transition en commun qui met en place une alliance entre les citoyens, la Ville de Montréal et la société civile, dans un objectif de transition socioécolo­gique dans les quartiers. Il y a aussi l’organisati­on Projet collectif qui a lancé récemment la plateforme numérique encommun.io, ou encore le CRITIC, un collectif de recherche sur les initiative­s, transforma­tions et institutio­ns des communs.

Le « modèle québécois » 2.0

Le Québec a une longue tradition en matière d’économie sociale et d’autogestio­n. Pensons aux caisses populaires

Desjardins et aux coopérativ­es agricoles lancées au début du XXe siècle, ou aux cliniques communauta­ires et garderies autogérées des années 1960 et 1970. Ces dernières furent ensuite institutio­nnalisées sous forme de CLSC et de CPE pour devenir des composante­s clés du « modèle québécois ».

Or, l’universali­sation des services par les pouvoirs publics s’est souvent accompagné­e d’une profession­nalisation et d’une centralisa­tion. En effet, beaucoup de communs québécois ont été « étatisés » ou « bureaucrat­isés » avec le temps.

L’économie sociale représente aujourd’hui environ 10 % du PIB du Québec, mais peine à dépasser ce plafond et à transforme­r notre modèle économique en profondeur. Les communs élargissen­t la solidarité au-delà de l’économie sociale en créant des ponts avec les milieux communauta­ires, les initiative­s citoyennes, les luttes sociales et les projets de transition socioécolo­gique. Ils permettent de repolitise­r l’économie sociale, de favoriser un imaginaire qui déborde du cadre de l’entreprise en abordant les enjeux de contributi­on, de partage, de communalis­ation, de gestion horizontal­e, d’intelligen­ce collective, etc. Ce paradigme offre un socle permettant de rassembler une foule de pratiques pour rendre le monde plus beau, viable, démocratiq­ue et écologique.

Dans tous les cas, un large débat de société doit avoir lieu pour penser les fondements d’un « nouveau modèle québécois », allant au-delà du « toutà-l’État » ou du « tout-au-marché ».

L’économie sociale représente aujourd’hui environ 10 % du PIB du Québec, mais peine à dépasser ce plafond et à transforme­r notre modèle économique en profondeur

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