Le retour du même
Il s’agit du nouvel épisode d’un feuilleton aussi redondant que pénible. Une star est éclaboussée par des allégations d’inconduites en tous genres (à ce chapitre, on l’a vu, les puissants rivalisent de créativité). Elle fait profil bas pendant quelque temps et puis, soudain, une occasion se présente, et c’est le retour par la grande porte.
Cette fois, il s’agit de l’acteur Johnny Depp qui défile sur la Croisette, alors qu’était présenté, en ouverture du Festival de Cannes, le film Jeanne du Barry, de la réalisatrice Maïwenn Le Besco, dans lequel il interprète le roi Louis XV (ça ne s’invente pas).
Depp s’était fait plus discret depuis quelque temps. Il y a un an à peine, l’acteur faisait les manchettes en raison d’un procès hypermédiatisé pour diffamation l’opposant à son ex-femme, l’actrice Amber Heard. C’est Depp luimême qui, irrité que son ex-femme se soit présentée comme une survivante de violence conjugale dans une lettre ouverte publiée dans le Washington Post, en 2018, avait intenté cette poursuite.
Le procès tenu en Virginie avait donné lieu à un déferlement hallucinant de misogynie. Pendant des semaines, Amber Heard a été dépeinte dans les médias du monde entier comme une manipulatrice, une menteuse, une agresseuse elle-même ; une sorcière, suggérait-on à mots à peine couverts.
Je me souviens de l’empressement avec lequel la vaste majorité du public avait sauté dans ce train, endossant sans sourciller tous les stéréotypes qui servent à humilier, à faire taire les survivantes de violence conjugale. La construction d’une symétrie dans la violence, la présomption de malhonnêteté appliquée à la femme qui témoigne, tout y était. Dans le pire des cas, on a cloué Heard au pilori. Dans le meilleur, on a dit que toute cette affaire n’était que l’histoire, étalée au grand jour, d’une relation qui tourne mal.
Le tribunal, rappelons-le, avait finalement reconnu que les ex-époux s’étaient mutuellement diffamés, en condamnant tout de même Heard à verser des dommages plus élevés. En décembre dernier, l’affaire s’est définitivement réglée dans une entente à l’amiable, alors que Heard déclarait ne pas avoir la force de porter la décision en appel ; pas la force d’affronter une autre vague de harcèlement.
Si les passions se sont déchaînées sans retenue sur Amber Heard l’été dernier, le monde entier semble avoir vite oublié la nature des faits présentés au tribunal. Le procès Heard contre Depp a mis au jour des paroles et des gestes d’une violence inouïe perpétrés par l’acteur. Un tribunal anglais a par ailleurs conclu, en 2020, dans une autre poursuite en diffamation intentée par Depp contre son ex-femme, que les faits allégués par celle-ci dans la presse anglaise — réitérés lors du procès aux États-Unis — étaient pour l’essentiel véridiques.
C’est sans doute ce qui explique que la tension entourant le retour sur la grande scène de Johnny Depp, à Cannes, était palpable. Mais la tension semblait naître de la crainte des trouble-fêtes plus que du fond de l’affaire.
Il faut dire que l’ouverture du festival a été marquée par la sortie fracassante de l’actrice Adèle Haenel, qui annonçait qu’elle quittait pour de bon le cinéma français, pour « dénoncer la complaisance généralisée du métier vis-à-vis des agresseurs sexuels et plus généralement la manière dont ce milieu collabore avec l’ordre mortifère écocide raciste du monde tel qu’il est ». Son geste a été soutenu par une centaine d’actrices et d’acteurs qui, dans une lettre parue dans Libération, dénoncent l’impunité face aux violences et aux abus en tous genres dans l’industrie du cinéma.
On aurait pu croire qu’à force de protestation, de déclarations, de prises de position fortes et courageuses, les lignes auraient bougé. Que tout cela aurait suscité au moins un scrupule. C’est pourtant tout l’inverse : on ne réagit désormais à la contestation que pour prétendre que l’ordre des choses se serait renversé.
C’est comme une blague sordide. On dit que oui, oui, c’est bien de tenter d’assainir les milieux pourris par la violence, mais ces histoires de dénonciation, de bannissement sont allées trop loin. C’est un nouveau puritanisme, on ne peut plus rien dire, plus rien faire, etc. On connaît la chanson. La conversation est cannée d’avance, on répète, chaque fois, la chorégraphie du retour au statu quo.
On refait aussi les mêmes « débats », pour la forme : faut-il « réhabiliter », a-t-on le droit de continuer à se célébrer entre nous ? Comme si l’orgie de complaisance avait été ne serait-ce que minimalement interrompue. C’est le tour de force du backlash post-#MoiAussi : nous faire croire que quelque chose a changé, que dans ce bref interstice entre l’automne 2017 et aujourd’hui, un rapport de force s’est modifié, au point où il faudrait maintenant retrouver un certain équilibre. Mais où, je me demande, ce renversement s’est-il réellement produit ?
L’apparition, à Cannes, de Johnny Depp en est l’incarnation. L’acteur et son film en mènent large. On a parlé d’un « malaise » pour la forme, mais lui ne s’est pas gêné pour apparaître, pour défiler sous les projecteurs, et ce, quelques jours après avoir renouvelé un partenariat publicitaire de 20 millions de dollars avec la marque Dior. Il s’est même trouvé des médias pour rapporter, à la hâte, que Depp, après tout, avait été « innocenté » par la justice — un raccourci qui en dit long sur la position du curseur de l’opinion publique sur ces questions. Le message ne pourrait pas être plus clair.
Jusqu’où, donc, faudra-t-il avoir neutralisé la contestation pour qu’on cesse de crier à la persécution ? Le programme devient de plus en plus clair : le pouvoir ne ménagera aucun effort pour reprendre ses droits.