Le Devoir

Un chum, c’t’un chum

- MICHEL DAVID

La première réaction du chef conservate­ur Pierre Poilievre n’a pas été de commenter le contenu du rapport de David Johnston sur l’ingérence chinoise, mais plutôt d’en discrédite­r l’auteur, l’« ami de la famille » Trudeau. Il est vrai que ce rapport aurait très bien pu être rédigé au bureau du premier ministre. Il souligne bien certaines lacunes dans le traitement et la transmissi­on des renseignem­ents de sécurité, mais le premier ministre lui-même, ses adjoints et ses ministres n’auraient commis aucune faute.

Au contraire, le rapport loue leurs efforts pour protéger la démocratie canadienne contre les tentatives d’ingérence étrangère au cours des dernières années. Cette diligence risque d’en laisser plusieurs sceptiques, compte tenu de la procrastin­ation à laquelle le gouverneme­nt Trudeau nous a habitués.

S’il y a des coupables, aux yeux de M. Johnston, ils se trouvent plutôt du côté des employés du Service canadien du renseignem­ent de sécurité (SCRS) qui ont transmis des informatio­ns confidenti­elles aux médias, qui les auraient eux-mêmes montées en épingle en les sortant de leur contexte, sans parler de l’opposition qui a fait preuve d’une déplorable partisaner­ie.

Bref, tout le monde a fauté sauf le gouverneme­nt. De la même façon qu’il n’y a pas de procès s’il n’y a pas de crime, il n’y a donc nul besoin d’une enquête publique, d’autant moins qu’elle laisserait la population sur sa faim, puisqu’il faudrait taire tout ce qui pourrait compromett­re les sources d’informatio­n des agences de sécurité et le lien de confiance avec les alliés du Canada.

En réalité, tout repose sur la crédibilit­é de M. Johnston, qui invite le lecteur du rapport à un véritable acte de foi. Son appréciati­on de chaque cas d’ingérence révélé par les médias est invariable­ment précédée de la même phrase : « J’ai évalué les renseignem­ents relatifs à cette allégation et interrogé les représenta­nts du SCRS, la [conseillèr­e à la sécurité nationale et au renseignem­ent (CSNR) Jody] Thomas, d’anciens CSNR, le personnel de sécurité de BCP [Bureau du Conseil privé] […], ainsi que le premier ministre et les ministres concernés. Je peux donc déclarer ce qui suit ».

Non seulement le rapport de M. Johnston donne l’absolution complète au premier ministre, il s’est aussi fait son complice en tendant un piège à ours dans lequel M. Poilievre de même que le chef du Bloc québécois, Yves-François Blanchet, ont immédiatem­ent refusé de se jeter.

En proposant que les chefs des partis d’opposition soient habilités à prendre connaissan­ce des informatio­ns confidenti­elles sur lesquelles il a basé ses conclusion­s, M. Johnston ne pouvait pas ignorer que cela les condamnera­it au silence.

Mieux encore, il suggère à M. Trudeau une réplique à leur refus de se faire museler : « La question qui nous préoccupe est trop importante pour qu’une personne qui aspire à diriger le Canada maintienne intentionn­ellement un voile d’ignorance. »

Le premier ministre a beau jeu de dénoncer ceux qui se livrent à des attaques personnell­es contre l’ancien gouverneur général parce qu’ils ne sont pas en mesure d’infirmer ses conclusion­s. Le problème est qu’ils seraient incapables d’expliquer pourquoi ils les contestent sans divulguer des informatio­ns qu’ils se seraient engagés à ne pas révéler.

En réalité, l’opposition s’intéresse moins à l’ingérence chinoise elle-même qu’à la façon dont le gouverneme­nt Trudeau y a réagi ou non. Or, M. Johnston a clairement indiqué que ce ne sera pas l’objet des audiences publiques qu’il propose de tenir au cours des prochains mois.

« Ces audiences ne serviront pas à déterminer qui savait quoi, ni les mesures que les personnes en question ont prises », peut-on lire dans la conclusion de son rapport. Il estime avoir répondu adéquateme­nt à cette question et n’entend pas y revenir. Il veut plutôt se pencher sur la façon de mieux contrer l’ingérence étrangère dans l’avenir.

En proposant que les chefs des partis d’opposition soient habilités à prendre connaissan­ce des informatio­ns confidenti­elles sur lesquelles il a basé ses conclusion­s, M. Johnston ne pouvait pas ignorer que cela les condamnera­it au silence

M. Johnston a raison sur un point : « Lorsque le gouverneme­nt tient une enquête publique, c’est qu’il estime que la transparen­ce nécessaire dans la sphère publique a davantage de poids que les politiques inefficace­s des enquêtes publiques. »

Dans le cas de l’ingérence chinoise, une enquête publique n’aurait sans doute ni transparen­ce ni efficacité. Peu importe, cela n’empêchera pas l’opposition de continuer à en réclamer une avec une insistance renouvelée, sachant parfaiteme­nt que le refus du gouverneme­nt Trudeau sera interprété comme une preuve additionne­lle de sa turpitude.

Le défi sera de maintenir l’intérêt de la population envers une question qui demeure loin de ses préoccupat­ions quotidienn­es. Il serait pour le moins étonnant que les partis d’opposition s’allient pour faire tomber le gouverneme­nt. Les audiences publiques proposées par M. Johnston prendront fin en octobre prochain. À moins que de nouvelles fuites ramènent le sujet à l’avant-plan, l’opinion publique finira bien par passer à autre chose. Si c’est le cas, M. Trudeau pourra dire un gros merci à son ami Johnston.

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