Le Devoir

Tout s’enflamme, sauf le débat

- EMILIE NICOLAS

C’est fascinant, tout de même. Après plusieurs semaines de feux de forêt d’une violence historique en Alberta, des milliers de personnes ont dû être évacuées, les ciels sont toujours couverts de fumée et la qualité de l’air est de piètre qualité dans presque toute la province. Pourtant, non seulement les élections provincial­es du 29 mai n’ont pas été annulées, mais l’environnem­ent ne s’est même pas imposé comme un thème important de la campagne.

C’est que la course se joue entre deux cheffes de parti qui, pour des raisons propres à chacune, cherchent à éviter de parler de changement climatique. D’une part, la première ministre sortante, Danielle Smith, qui dirige le Parti conservate­ur uni de l’Alberta, est toujours hantée par les déclaratio­ns climatosce­ptiques de ses premières années en politique. Elle a cherché depuis à reposition­ner son discours sur la question.

Les conservate­urs albertains suivent en quelque sorte l’évolution des stratégies de relations publiques de l’industrie pétrolière. Après avoir longtemps minimisé les changement­s climatique­s et leurs impacts, on s’est découvert récemment un optimisme technologi­que à tout rompre. On croit désormais que grâce à la captation et à l’enfouissem­ent du carbone (financés à même les fonds publics, autant que possible), on pourrait réduire radicaleme­nt l’impact environnem­ental de l’extraction du pétrole et se diriger vers une économie à zéro émission sans trop bouleverse­r ses habitudes de vie.

Les feux de forêt plus forts et plus fréquents que jamais sont bien sûr une conséquenc­e des changement­s climatique­s. D’ailleurs, une étude publiée la semaine dernière dans l’Environmen­tal Research Letters a démontré que

37 % de l’aire forestière brûlée dans l’ouest du Canada et des États-Unis, entre 1986 et 2021, était attribuabl­e aux activités de 88 pétrolière­s et cimenterie­s de la région. Mais trop parler de cette étude, ou du lien général entre les feux de forêt et les émissions de gaz à effet de serre, viendrait plomber l’optimisme (frôlant le déni) sur lequel le modèle économique local continue de reposer.

D’autre part, Rachel Notley, cheffe du NPD albertain et première ministre de la province de 2015 à 2019, n’a pas non plus intérêt à attirer l’attention des électeurs sur l’urgence climatique. C’est que les néodémocra­tes albertains ont pris leurs distances des positions du parti fédéral depuis déjà plusieurs années, surtout sur les questions environnem­entales. Sur le pipeline Transmount­ain, par exemple, Mme Notley avait déjà reproché à Jagmeet Singh son opposition au projet, en l’accusant de se montrer insensible à la réalité des travailleu­rs de ce secteur d’activité.

Dans la province, à peu près tout le monde n’est qu’à un degré de séparation d’une personne qui gagne sa vie dans les champs de pétrole. L’anxiété autour de la transition énergétiqu­e est donc réelle. Elle est cyniquemen­t alimentée par des acteurs économique­s dont les intérêts résident dans le statu quo, certes, mais elle est réelle. Et l’éloignemen­t d’Ottawa de la réalité des Prairies — surtout lorsque les libéraux gouvernent avec seulement une poignée d’élus de la région — est tout aussi réel.

Cet éloignemen­t s’est déjà traduit en politiques mal adaptées à la vie des gens de la province. Et, bien sûr, les mouvements conservate­urs provinciau­x et fédéraux se servent de cette mémoire et d’une certaine méfiance légitime envers les élites politiques du pays pour mobiliser leurs bases contre les propositio­ns politiques qui en émanent, comme la taxe sur le carbone.

Dans ce contexte, Danielle Smith et ses partisans ne ratent déjà pas une occasion de dépeindre Rachel Notley comme une « radicale » qui veut détruire l’économie albertaine. Pour reprendre le pouvoir en Alberta, les néodémocra­tes doivent donc constammen­t prouver, et reprouver, qu’ils sont albertains d’abord, et insister sur la distance idéologiqu­e qui les sépare du parti fédéral. Pour remporter les circonscri­ptions pivots, surtout concentrée­s dans la région de Calgary, la cheffe cherche à éviter la question de l’environnem­ent et fait plutôt campagne sur des thèmes moins… régionalem­ent spécifique­s, tels que la hausse du coût de la vie ou l’état du système de santé.

Le résultat est quelque peu surréel. Peu de temps après le déclenchem­ent de l’élection, on a senti que la campagne, avec les attaques partisanes qui l’accompagne­nt toujours, avait été grandement ralentie par l’urgence des feux de forêt. Face à la crise, Mme Smith comme Mme Notley ont aspiré à se montrer rassurante­s, responsabl­es, bref, premières-ministrabl­es. Elles ont cherché à montrer le visage d’une province unie face à la « tragédie », avant de reprendre la campagne en prenant soin de la faire porter sur autre chose. Sauf qu’une tragédie, par définition, est inévitable. Et que les changement­s climatique­s sont évitables avec de la volonté politique.

La question de l’adaptation climatique et de la réponse étatique aux feux de forêt est d’ailleurs elle aussi évacuée du débat. Pourtant, on sait que les coupes du Parti conservate­ur uni dans les services de pompiers forestiers ont grandement fragilisé les capacités de la province. Mais pour que l’incompéten­ce gouverneme­ntale sur la gestion des feux fasse l’objet d’un débat politique enflammé (!), il faudrait que les opposants politiques aient envie de mettre en lumière l’urgence climatique.

Le résultat ? Tandis que les images de leurs ciels orangés font le tour du monde, on a le sentiment que la classe politique albertaine en parle comme si c’était là une épreuve infligée par des dieux courroucés venus tester le genre humain, sa résilience, son courage et son instinct de solidarité. Un peu comme on parlait de la crise du verglas au Québec, en 1998, d’ailleurs, à l’époque où la dépolitisa­tion des catastroph­es environnem­entales relevait encore du « gros bon sens » hégémoniqu­e.

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