Le Devoir

Travailleu­rs temporaire­s sous-payés et mal informés

Quatre soudeurs mexicains relatent leur mauvaise expérience

- ISABELLE PORTER À QUÉBEC LE DEVOIR

Contrats difficiles à comprendre, retenues de centaines de dollars sur la paie, regrets… Des soudeurs mexicains recrutés par une entreprise de Sherbrooke disent avoir été victimes d’abus multiples au Québec, et ce, même s’ils étaient syndiqués.

Le Devoir a recueilli les témoignage­s de quatre travailleu­rs temporaire­s recrutés en 2020 au Mexique par Dalkotech, une usine d’assemblage de pièces métallique­s de Sherbrooke.

« J’ai vécu beaucoup d’humiliatio­ns. Je ne voudrais pas que d’autres personnes subissent la même chose », a confié l’un des hommes, Juan Alberta Mendoza Garcia, depuis le Mexique, où il est rentré.

Après des mois d’attente et de démarches, les quatre soudeurs sont arrivés au Québec en septembre 2021 avec en poche un contrat de trois ans et le rêve de venir s’installer ici avec leurs familles.

Lorsqu’ils ont reçu leurs premières paies, ils ont constaté que de grosses sommes avaient été déduites de leur salaire. Celles-ci s’élevaient en moyenne à 201 $ par semaine, a constaté Le Devoir en consultant des dizaines de talons de paie qui ne donnent aucune indication sur l’objet des retenues.

Le salaire brut de 1000 $ passait à un peu plus de 500 $. « C’était impossible de vivre ici et d’envoyer de l’argent à ma famille », a raconté le soudeur Victor Manuel Del Angel Olvera.

« Mon épouse me questionna­it beaucoup, a relaté pour sa part Jonathan Martinez Moreno. Elle voulait divorcer. J’étais censé gagner plus parce que j’étais au Canada, mais j’envoyais moins. Elle pensait que j’avais une autre femme ici. »

Isidro Felipe Lozano Ortega, un autre travailleu­r, était quant à lui furieux contre l’agence de recrutemen­t. « Elle ne nous a pas dit la vérité. […] Si j’avais su, je ne serais jamais venu. »

La surprise était d’autant plus grande qu’ils ignoraient que l’impôt allait les priver du quart de leur paie dès le départ.

La direction actuelle de Dalkotech — entreprise qui a été rachetée par GRYB Canada et dont le nouveau patron est Rémi Beaudoin — ainsi que l’agence de recrutemen­t au Mexique se défendent de les avoir mal informés. « Des

fois, dans l’enthousias­me, le travailleu­r peut oublier qu’on lui a expliqué », avance Luc Gauvin, président d’ImmigrEmpl­oi.

Dette de 4500 $ par travailleu­r

Les quatre hommes sont pourtant formels et affirment avoir réclamé des explicatio­ns, en vain, à propos de leurs paies. Selon eux, ce n’est pas avant la mi-novembre, soit deux mois après leur arrivée, que le patron de l’entreprise Jean Archambaul­t leur a remis chacun une liste des sommes qu’ils lui devaient. L’équivalent de 4500 $ chacun.

La liste comprenait le billet d’avion, les frais d’aéroport, l’assurance maladie, les frais d’hôtel durant la quarantain­e (en raison de la COVID-19), des frais d’épicerie, le coût d’une voiture prêtée, les coûts d’immatricul­ation et les pneus d’hiver.

Surpris et en colère, les travailleu­rs ont demandé à voir M. Archambaul­t pour obtenir des explicatio­ns. Lors d’une rencontre, le 2 décembre 2021, le patron leur a dit qu’il leur avait fait « un regalo » (un « cadeau » en espagnol) puisqu’il ne leur avait pas facturé des frais liés au permis de travail.

Au Québec, la Loi sur les normes du travail interdit aux employeurs d’imputer aux travailleu­rs temporaire­s le coût des billets d’avion ainsi que de leur assurance maladie lorsqu’ils gagnent moins que le salaire médian, qui était alors de 23,08 $ l’heure. Les quatre hommes gagnaient 17,59 $ l’heure.

Interdit par la loi, mais permis par un programme spécial

Or, Le Devoir a découvert que les entreprise­s pouvaient leur facturer ces dépenses entre 2017 et 2022 en vertu d’un programme de « traitement simplifié » visant à contrer les pénuries de main-d’oeuvre dans des secteurs clés.

Le programme touchait des emplois comme médecin, directeur des ressources humaines, vérificate­ur comptable, des domaines bien rémunérés moins concernés par le paiement de déductions.

En 2017, le gouverneme­nt du Québec a toutefois intégré la profession de soudeur à son programme, un emploi à bas salaire.

Une situation injuste, selon le Centre des travailleu­rs et travailleu­ses immigrants (CTI), qui est venu en aide à Juan, Isidro, Victor et Jonathan. « Ce n’est pas parce que c’était légal que c’était juste », affirme son coordonnat­eur, Joey Calugay.

Le Devoir a demandé aux gouverneme­nts fédéral et québécois pourquoi ils avaient exposé les soudeurs à cette mesure à l’époque.

Québec et Ottawa ont répondu qu’à l’époque, l’inclusion du métier de soudeur découlait du niveau de spécialisa­tion, et non du salaire. Ils signalent en outre que le programme a été revu dans son ensemble en 2022 pour offrir plus de protection­s aux travailleu­rs.

Donc si les quatre hommes étaient arrivés un an plus tard, leur patron n’aurait pas eu le droit de procéder ainsi.

Par ailleurs, la Loi sur les normes du travail stipule que l’employeur a l’obligation d’indiquer sur le talon de paie la nature des déductions et d’obtenir l’accord signé de l’employé, que celuici peut révoquer en tout temps.

Patron et agence se défendent

Le p.-d.g. de GRYB Canada, Rémi Beaudoin, a dit n’avoir jamais entendu parler de cette histoire avant l’appel du Devoir. Quant au directeur Jean Archambaul­t, il a depuis quitté l’entreprise.

Après vérificati­on auprès de son personnel, M. Beaudoin contredit la version des travailleu­rs et affirme qu’ils ont été renseignés sur ce qu’ils devaient payer une ou deux semaines après leur embauche (en septembre). « Les gars m’ont dit qu’ils avaient essayé de [le] leur expliquer au complet […]. Parce qu’on voulait les garder quand même, c’étaient de bons travailleu­rs », a-t-il affirmé.

Du côté de l’agence de recrutemen­t, le président Luc Gauvin rappelle que les travailleu­rs ont signé à trois reprises des contrats les obligeant à payer ces déductions.

Des mois avant de venir au Québec, ils ont d’abord signé un contrat type du gouverneme­nt du Québec qui stipulait qu’ils n’avaient pas à payer les frais de transport. Or, le document indiquait aussi, en petits caractères, que la clause « ne s’appliquait pas aux postes faisant partie de la Liste des profession­s admissible­s au traitement simplifié ».

Puis, deux semaines avant qu’ils prennent l’avion, ImmigrEmpl­oi leur a demandé de signer une « entente d’avance de fonds » qui indiquait qu’ils devaient de l’argent à l’entreprise, mais sans préciser la somme.

Pourquoi avoir accepté de signer ? Victor souligne qu’il n’avait pas le choix de signer parce qu’il avait « déjà laissé [son] travail au Mexique ».

L’agence de recrutemen­t leur a laissé entendre qu’ils n’avaient pas le choix, relate Jonathan. « On nous a dit : “Vous devez, parce que sinon, il n’y a pas de billet d’avion.” »

Questionné là-dessus, le patron de l’agence assure que son personnel prend le temps de tout « expliquer » aux recrues.

Rémi Beaudoin mentionne de son côté que les documents que les travailleu­rs temporaire­s de Dalkotech doivent signer sont désormais plus détaillés.

Des travailleu­rs syndiqués

Les quatre hommes étaient par ailleurs syndiqués. Chaque semaine, ils déboursaie­nt sur leur paie une cotisation syndicale allant de 10 $ à 15 $. Tous affirment n’avoir eu aucun soutien de la part du syndicat qui les représenta­it, la section locale 7531 des Métallos.

Victor souligne que personne du syndicat n’est venu les rencontrer à leur arrivée pour leur expliquer son rôle. Le responsabl­e de l’organisme de Sherbrooke Actions intercultu­relles, Jasmin Chabot, qui a tenté de les aider, soutient avoir lui aussi alerté le syndicat, sans beaucoup de succès.

Le syndicat s’est défendu de ne pas avoir agi. « Il n’y a pas eu de plainte de la part des travailleu­rs », a soutenu Stéphane Néron, représenta­nt de la section du Syndicat des Métallos (FTQ) de Sherbrooke. Il ajoute que son syndicat aurait agi s’il avait su. Or, la permanence du syndicat en a été avisée « après coup » et « il était trop tard pour faire un grief ».

Le représenta­nt syndical reconnaît que les syndicats sont un peu dépassés par l’entrée en scène des travailleu­rs temporaire­s. « C’est relativeme­nt nouveau, le phénomène des travailleu­rs temporaire­s. Au niveau des droits de ces travailleu­rs-là, de leurs contrats et de leur arrivée, on commence à être au courant au comptegout­te de tout ça. »

Entre espoir et regret

En décembre 2022, des mois après le départ des quatre travailleu­rs, des représenta­nts des Métallos ont cherché à les joindre pour recueillir leurs témoignage­s en vue d’une enquête. Mais les quatre hommes n’avaient plus confiance. Ils se sont plutôt tournés vers le CTI, et ont déposé des plaintes devant la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité (CNESST) ainsi que Service Canada.

À la CNESST, plusieurs plaintes (d’ordre pécuniaire, de harcèlemen­t) ont été rejetées d’emblée parce que les demandeurs « n’avaient pas épuisé » les recours du côté de leur syndicat.

Service Canada a aussi fait enquête, et n’a rien retenu contre l’entreprise.

Aujourd’hui, Isidro et Jonathan travaillen­t pour une autre entreprise du Centre-du-Québec. Après avoir quitté Dalkotech, en juin 2022, ils ont réussi à convaincre un autre employeur de faire toutes les démarches pour leur obtenir de nouveaux permis de travail fermés et les embaucher. Ils disent n’avoir aucun problème avec leur nouvel employeur et attendent que leurs familles viennent les rejoindre, en espérant s’établir au Québec.

Juan et Victor ont été moins chanceux. L’entreprise les a congédiés l’un après l’autre en 2022, invoquant des prétextes qu’ils contestent aujourd’hui devant le Tribunal administra­tif du travail. Après avoir quitté Dalkotech, Juan s’est endetté pour s’acheter une voiture et subsister tout en cherchant un autre emploi. Sans succès. Il est rentré chez lui abattu, avec des dettes et un diagnostic de dépression.

Victor a dû lui aussi s’endetter alors qu’il cherchait un nouvel employeur au Québec, mais il a fini par trouver. Sa famille l’a rejoint en Estrie, mais sa femme n’a pas encore reçu son permis de travail.

Lorsqu’on lui demande si sa situation est plus favorable aujourd’hui qu’avant qu’il quitte le Mexique, il répond que « c’est difficile », que « c’était meilleur » avant. « Mais je pense que ça va s’améliorer », conclut-il.

 ?? FRANCIS VACHON LE DEVOIR ?? Isidro Felipe Lozano Ortega est un travailleu­r temporaire venant du Mexique, qui s’est confié au Devoir. Il raconte être furieux contre l’agence qui l’a recruté. « Ils ne nous avaient pas dit la vérité. […] Si j’avais su, je ne serais jamais venu. »
FRANCIS VACHON LE DEVOIR Isidro Felipe Lozano Ortega est un travailleu­r temporaire venant du Mexique, qui s’est confié au Devoir. Il raconte être furieux contre l’agence qui l’a recruté. « Ils ne nous avaient pas dit la vérité. […] Si j’avais su, je ne serais jamais venu. »

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