Le Devoir

En Alberta, un duel entre deux expremière­s ministres

Les sondeurs ne savent prédire si la conservatr­ice Danielle Smith ou la néodémocra­te Rachel Notley remportera les élections lundi

- MARIE VASTEL CORRESPOND­ANTE PARLEMENTA­IRE À OTTAWA

Les deux cheffes politiques sont aux antipodes. La conservatr­ice Danielle Smith espère demeurer première ministre de l’Alberta, lundi soir, tandis que la néodémocra­te Rachel Notley souhaite lui reprendre les clés du gouverneme­nt. Et les électeurs, placés devant deux personnali­tés tout aussi différente­s que les plateforme­s des partis qu’elles représente­nt, semblent tiraillés à parts égales entre ces deux options politiques. Au centre, des orphelins conservate­urs pourraient faire avoir un effet décisif dans ce scrutin dont l’issue demeure impossible à prévoir, à deux jours du vote.

Les derniers sondages menés sur le terrain en Alberta suggèrent que le Parti conservate­ur uni (PCU) de Danielle Smith aurait repris quelques plumes à la suite du débat des cheffes de la semaine dernière. Mais aucun sondeur ne s’aventure à lui prédire la victoire.

La firme Abacus donne 46 % d’appuis au PCU, chez les électeurs qui ont l’intention d’aller voter, contre 42 % pour le Nouveau Parti démocratiq­ue (NPD). Un autre 10 % de l’électorat demeure indécis.

Les répondants d’Abacus sont encore plus partagés quant à leur opinion de Mme Smith et de Mme Notley : 47 % et 46 % d’opinions négatives à leur endroit, respective­ment, contre 38 % et 39 % d’impression­s positives.

Les Albertains n’ont pas l’habitude de fins de campagnes électorale­s aussi serrées. Depuis 1997, tous les gouverneme­nts ont été élus avec une avance d’au moins 33, voire 67 sièges de plus que leurs plus proches rivaux, sur les quelque 80 sièges que compte l’Assemblée législativ­e.

Ce qui distingue aussi la campagne actuelle, c’est le nombre de bourdes dont a dû se défendre la première ministre sortante. Ce qui a eu un effet repoussoir pour bon nombre de conservate­urs traditionn­els ou modérés. Quelques-uns — comme l’ancien député fédéral Lee Richardson — ont même annoncé publiqueme­nt qu’ils ne voteraient pas pour le PCU cette foisci et qu’ils appuieraie­nt plutôt le NPD.

« C’est la wild card [l’impondérab­le] de cette élection », estime Lori Williams, professeur­e de sciences politiques à l’Université Mount Royal de

S’il y a une érosion du vote conservate­ur [tel que le prédisent les sondages, que le PCU gagne ou perde], cela pourrait servir » d’avertissem­ent contre un discours trop conflictue­l FRÉDÉRIC BOILY

Calgary. Ces électeurs pourraient se pincer le nez et voter NPD, se pincer le nez et voter tout de même pour le PCU, ou rester chez eux et ne pas voter du tout. « Tout cela aura un impact sur l’issue du vote », note la politologu­e, surtout dans des courses serrées comme il s’en profile à Calgary ou dans la région d’Edmonton.

Des nazis à la Loi sur les Indiens

Au fil de sa carrière, au Parti Wildrose puis comme animatrice radio avant de briguer la chefferie du PCU l’an dernier, Mme Smith a laissé derrière elle quelques controvers­es.

Au micro de son émission de radio, pendant la pandémie, elle a comparé les citoyens vaccinés aux disciples du nazisme ayant « succombé aux charmes d’un tyran » et fait la promotion de l’hydroxychl­oroquine comme remède à la COVID-19 (comme Donald Trump).

Devenue cheffe du PCU, elle a associé le sort réservé à l’Alberta par Ottawa à celui subi par les communauté­s autochtone­s et a fait valoir que les nonvacciné­s avaient été « le groupe le plus discriminé » de son vivant. Elle a en outre tenté de convaincre son ministre de la Justice d’intervenir pour que soient abandonnée­s des accusation­s portées contre un pasteur impliqué dans le barrage routier de Coutts, à l’hiver 2022. Ce qui lui a valu un blâme de la commissair­e à l’éthique de l’Alberta.

Certains de ses candidats se sont avérés tout aussi controvers­és. Jennifer Johnson a notamment comparé les enfants transgenre­s à « un petit peu de merde » qui « ruine » une cohorte d’étudiants dans les écoles de haut classement.

Tout cela a mené plusieurs conservate­urs à s’inquiéter que le PCU et sa cheffe ne représente­nt plus le mouvement conservate­ur.

« C’est un conservati­sme qui est méconnaiss­able aux yeux de ces individus », explique la professeur­e Williams.

Danielle Smith demeure malgré tout dans la course. Le politologu­e à l’Université de l’Alberta Frédéric Boily estime que c’est parce qu’elle profite de l’image de marque du PCU, qui reste populaire. Mme Smith n’a en outre pas eu à répondre du bilan du gouverneme­nt conservate­ur des quatre dernières années, puisqu’elle n’est arrivée en poste qu’en octobre. Ce qui a privé le NPD d’une ligne d’attaque qui se serait autrement avérée payante, selon M. Boily. La cheffe néodémocra­te, Rachel Notley, traîne en revanche un bilan économique difficile de ses années au pouvoir (2015-2019).

Déchiremen­ts possibles au fédéral

À Ottawa, le gouverneme­nt de Justin Trudeau préférerai­t sans aucun doute l’élection de Mme Notley à celle de Mme Smith, qui s’oppose à plusieurs lois fédérales et qui a fait adopter une Loi sur la souveraine­té de l’Alberta.

Les possibles terrains d’entente sont plus nombreux avec le NPD. Mme Notley, qui avait instauré une taxe carbone en Alberta, s’oppose comme le PCU à l’objectif de transition énergétiqu­e du fédéral, mais pas à sa cible de réseau électrique à zéro émission nette d’ici 2035.

À l’inverse, si Pierre Poilievre est élu aux prochaines élections, son gouverneme­nt serait plus aligné avec celui de Danielle Smith, que le chef conservate­ur a d’ailleurs appuyée sur les réseaux sociaux cette semaine.

Cette année encore, les experts albertains évitent de faire un parallèle direct entre l’élection provincial­e et la scène fédérale.

L’électorat ne vote pas de la même façon, rappellent-ils, le Parti conservate­ur fédéral (PCC) raflant presque toutes les circonscri­ptions, tandis que la carte électorale est plus partagée au provincial. La base électorale du PCC est en outre moins campée à droite, puisque le parti doit courtiser un électorat pancanadie­n.

Et surtout, les chefs sont très différents. M. Poilievre ne traîne pas les mêmes casseroles que Mme Smith. Sa compétence n’est pas remise en question par des membres de son propre parti.

Qui plus est, la frange plus à droite du PCU, incarnée par le mouvement « Take Back Alberta » (reprendre l’Alberta), est très influente, avec de nombreux candidats et la moitié des postes de l’exécutif au parti. Le PCC compte quelques députés campés à droite, mais ne vit pas les mêmes tirailleme­nts internes actuelleme­nt, remarque Lori Williams.

La politologu­e soulève toutefois que les conservate­urs fédéraux penchent à droite sur certains enjeux pour contrer l’attrait de Maxime Bernier. « Certains pourraient voir aller la frange très à droite du PCU et craindre que le même phénomène se produise au fédéral », offre-t-elle en guise d’avertissem­ent au PCC et à M. Poilievre.

Frédéric Boily rappelle quant à lui que, même en Alberta, les conservate­urs modérés surveillen­t le discours de leur cheffe, tiennent à ce que la stabilité économique soit protégée et souhaitent un plan en environnem­ent. « S’il y a une érosion du vote conservate­ur [tel que le prédisent les sondages, que le PCU gagne ou perde], cela pourrait servir d’avertissem­ent contre un discours trop conflictue­l. »

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