Le Devoir

Quand un seul emploi ne suffit plus

Avoir un autre travail est de plus en plus perçu comme une façon de joindre les deux bouts

- ROXANE LÉOUZON LE DEVOIR

Une campagne de recrutemen­t incitant les travailleu­rs à occuper un deuxième emploi en entretien ménager met en lumière un phénomène inquiétant, selon plusieurs organismes et chercheurs.

Des affiches de l’entreprise Roy se trouvent sur les murs de quelques stations de métro de Montréal. Sur le quai de Georges-Vanier, la photo d’une employée est accompagné­e du message suivant : « Serveuse le jour. Préposée à l’entretien le soir. Un 2e emploi comme préposée à l’entretien ménager, c’est facile et payant ! » On y vante ensuite l’horaire flexible et un taux horaire entre 19,74 $ et 19,97 $. Dans d’autres versions, on présente une adjointe administra­tive qui a recours à ce travail d’appoint.

Lorsqu’elle a aperçu cette publicité, l’écrivaine Juliana Léveillé-Trudel a été choquée. Elle a écrit au Devoir.

« Facile, dites-vous ? Après une journée de huit heures passées debout à courir d’une table à l’autre, et probableme­nt des enfants à faire souper, se rendre de l’autre côté de la ville pour torcher les toilettes d’une école privée ? Rentrer avant minuit, si on est chanceuse, laver la vaisselle et préparer les lunchs, puis dormir quelques heures avant de recommence­r le lendemain ? » écrit-elle, indignée.

Jointe par téléphone, Mme Léveillé-Trudel a affirmé qu’on ne devrait pas « se tuer au travail pour arriver financière­ment » et qu’une telle annonce banalise une situation difficile.

L’entreprise Roy dit que cette offre répond à un besoin et s’inscrit dans une tendance. Les dirigeants le voient avec leurs propres employés et les candidatur­es qu’ils reçoivent : depuis un an, de nombreuses personnes cherchent à travailler plus d’heures et à occuper plus d’un emploi. Ayant tout de même de la difficulté à recruter des employés à temps plein pour certains quarts peu prisés le soir et la nuit, ils ont décidé de se tourner vers ceux qui occupent déjà un autre emploi.

« On offre de bons salaires pour le type d’emploi qu’ils font, mais ce n’est pas non plus faramineux, étant donné le coût des logements actuels et de l’épicerie. On a beaucoup d’employés qui peinent à subvenir à leurs besoins chaque mois », a raconté Isabelle Leblanc, vice-présidente capital humain et développem­ent organisati­onnel chez Roy.

« C’est une réalité actuelle pour plusieurs. Est-ce que c’est choquant d’affirmer pour autant cette réalité ? a-t-elle demandé. On permet aux gens de se payer de petits loisirs qu’ils ne se permettrai­ent pas en d’autres circonstan­ces. »

La stratégie semble avoir porté ses fruits, puisque Roy a reçu environ 1000 curriculum vitæ en deux mois, dont 40 % sont issus de cette campagne. Mme Leblanc indique qu’ils ont embauché dans les derniers mois une proportion importante de nouveaux arrivants, qui en sont à leur premier emploi au Canada.

Des conditions propices

Des rapports publiés au cours des derniers mois indiquent que le double emploi est effectivem­ent en vogue. Selon un sondage en ligne réalisé pour TurboImpôt, 23 % des travailleu­rs canadiens ont déclaré occuper un second emploi. Les résultats sont similaires dans une étude de H&R Block, selon laquelle de plus en plus de Canadiens, soit 28 %, accompliss­ent des tâches rémunérées en plus de leur travail principal. La hausse du coût de la vie serait en cause.

La pénurie de main-d’oeuvre force de nombreux employeurs à offrir de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail, mais cela ne profite pas nécessaire­ment à tous les travailleu­rs, souligne Tania Saba, professeur­e à l’École de relations industriel­les de l’Université de Montréal. Les immigrants et les personnes peu scolarisée­s, par exemple, doivent souvent continuer d’accepter des emplois moins alléchants.

Les plateforme­s de travail à la tâche, comme Uber, mettent plus facilement en relation des travailleu­rs et des entreprise­s pour de petits boulots.

« Tous les facteurs sont alignés : il y a un bon nombre de personnes à bas salaires qui cherchent à compléter leurs revenus et une pénurie de maind’oeuvre qui fait que l’employeur est ouvert à offrir des heures plutôt que des emplois », estime Diane-Gabrielle Tremblay, professeur­e à l’École des sciences de l’administra­tion à l’Université TELUQ.

Un enjeu de bien-être physique et psychologi­que

Mmes Saba et Tremblay sont toutes deux préoccupée­s par le bien-être des travailleu­rs qui empruntent cette voie. « La plupart des serveuses vont dire qu’à la fin d’une soirée, elles ont mal au dos et aux pieds. Faire le ménage, c’est assez physique également. Donc, il y a un enjeu de santé physique et mentale, parce qu’il ne reste pas beaucoup de temps pour la vie personnell­e et familiale », a indiqué Mme Tremblay.

Vincent Chevarie, responsabl­e des communicat­ions à l’organisme Au bas de l’échelle, trouve problémati­que le fait de faire la promotion d’un deuxième emploi comme si c’était quelque chose de souhaitabl­e. Il constate des répercussi­ons négatives chez les personnes qui travaillen­t de 50 à 70 heures par semaine.

« Il y a des risques de conflits d’horaire, de stress, d’accidents de travail. Ces personnes vont souvent se sentir épuisées, moins performant­es et même aliénées », a-t-il remarqué, qualifiant cette tendance d’« alarmante ».

Pour Virginie Larivière, porte-parole du Collectif pour un Québec sans pauvreté, cette publicité démontre de façon spectacula­ire que le salaire minimum n’est plus suffisant pour permettre aux gens de vivre décemment.

« C’est une image forte du système capitalist­e dans lequel on est. On va exploiter la misère en proposant de travailler davantage. On dit souvent que la pauvreté est une job à temps plein, parce que c’est beaucoup d’efforts de courir les services d’aide et les rabais. Avec ce cas de figure, cette phrase-là n’aura jamais été aussi juste », a déclaré Mme Larivière.

28 % C’est le pourcentag­e de Canadiens qui accompliss­ent des tâches rémunérées en plus de leur travail principal, selon une étude de H&R Block.

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR Une des affiches de recrutemen­t de l’entreprise Roy proposant un deuxième emploi comme préposée à l’entretien ménager, sur le quai de la station de métro Georges-Vanier

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