Le Devoir

Écrire à la main comme on a appris à ne pas le faire

La calligraph­e Saena Delacroix-Sadighiyan métisse les alphabets et les enseigneme­nts

- CATHERINE LALONDE LE DEVOIR

« Un bouquin ne peut pas être de toute beauté si tu ne fais pas attention à son lettrage. C’est normal, les lettres sont la base des mots. C’est ce à quoi le lecteur s’accroche pour lire. Moi, je trouve atroce de lire une bédé avec une typo qui ressemble à du Arial ou à du New Roman que tu trouves sur ton ordi. » Saena Delacroix-Sadighiyan, calligraph­e spécialisé­e en persan et en alphabets indo-européens, est à Montréal pour parler, dimanche au Festival BD de Montréal, de calligraph­ies métissées. Et pour faire découvrir les motifs communs dans les lettres latines, hébraïques et arabo-persanes.

« Même quand on reçoit un courriel, on est sensibles aux paragraphe­s, aux alinéas. Le message, il passe par tous les aspects des choses écrites », indique la scénariste, calligraph­e et coautrice de ( Une nuit) ( First, 2022), cosigné par Kenza Aloui, Inès Weill-Rochant et illustré par Odélia Kammoun.

Celle qui a passé une décennie auprès d’un maître en calligraph­ie persane de l’école Nastaliq pour apprendre les codes et techniques traditionn­els de cette écriture croit qu’on « peut jouer beaucoup plus sur la typographi­e. La bédé est incroyable pour ça : c’est comme si on pouvait faire des effets spéciaux, sans les gros moyens de Hollywood ».

Dans ( Une nuit), pour exprimer les idées mais surtout les non- dits, Mme Delacroix-Sadighiyan s’est retrouvée à mêler, comme des épis de cheveux, pour la première fois, des lettres persanes, hébraïques, islamiques, et latines — les dernières qu’elle a appris à calligraph­ier, « parce que le français, c’est ma langue d’études, de réflexion, c’est là que je me sens le plus imposteur en calligraph­ie ».

Née à Paris, elle a baigné dans un cocon iranien, et n’a commencé à apprendre le français qu’à trois ans, à l’école. Paradoxe : ses parents ne lui ont jamais appris à lire le persan « parce qu’ils ne voulaient absolument pas qu’on retourne en Iran. Pour moi, les lettres persanes, c’est l’interdit de l’enfance. Alors forcément, j’ai eu envie de le faire… »

« Quand j’ai eu mon premier salaire, je me suis payé mon premier cours de calligraph­ie persane avec un maître très rigoureux, classique. J’ai appris les codes, les proportion­s des lettres, l’objectif des belles lettres — elles doivent être ornemental­es avant d’être lisibles, on est vraiment sur de l’enluminure lettrée. »

D’abord, presque méditer

« Le premier cours de calligraph­ie, se souvient-elle, c’est un cours de posture. On prend même pas le calame », ce roseau dont Mme Delacroix-Sadighiyan maîtrise maintenant la coupe, afin de le transforme­r en plumes. « C’est très organique en main, c’est un peu une baguette magique. »

Tout son entraîneme­nt de calligraph­e s’est fait sur des textes sacrés. Pendant son apprentiss­age, « je n’ai calligraph­ié que le Coran, et des poèmes d’Hafez et Saadi, qui sont quasi des demi-dieux en Iran. Mais à un moment, à réécrire les mêmes sourates, mes lettres étaient parfaites, et je ne ressentais plus rien ».

« Maintenant, j’essaie de déconstrui­re l’enseigneme­nt que j’ai reçu. Je calligraph­ie des mots qui ne se calligraph­ient pas. J’ai osé publier mes calligraph­ies même si mon maître n’est pas d’accord — j’ai compris qu’il ne serait jamais d’accord. »

« La première fois que j’ai écrit un mot interdit, j’ai pleuré. C’était “athée”. C’est la première calligraph­ie que j’ai faite toute seule, pour moi. J’ai calligraph­ié “mécréant”. Ce sont des mots complexes. Je n’ai montré ça à personne. Même mon mari, je ne lui ai pas montré. »

Dans (Une nuit), elle transgress­e d’autres interdits religieux et politiques. Elle a écrit de la même encre (« du noir de fumée, une sorte d’encre de Chine ») « Israël » et « islam », du même calame. Elle a aussi écrit une prière du Coran en faisant un cercle de lettres plutôt qu’en respectant la linéarité traditionn­elle. Entre autres.

Le droit des lettres

« L’apprentiss­age de l’hébraïque m’a donné des perspectiv­es sur ce qu’on pouvait faire ou pas. En hébraïque, tu peux écrire comme tu veux les lettres de la Torah : en tourbillon, en ligne, une au-dessus l’autre. Mais pourquoi on fait pas ça aussi en lettres persanes ? » s’est-elle demandé. Et elle l’a donc fait.

Les langues se mêlent par sa tête, sa curiosité et sa bouche autant que ses lettres sous son calame. « J’avais pas le droit d’apprendre le persan, alors j’ai appris toutes les autres langues. Je parle couramment espagnol, portugais, français, anglais, persan. Je connais aussi le japonais, le nahuatl, une des langues autochtone­s du Mexique, un peu de turc, un peu d’arabe, un peu l’hébreu que j’ai appris pour le livre. Voilà. »

Qui d’autre, en bédé contempora­ine, fait des lettrages qu’elle admire ? « Craig Thomson, dans Habibi, fait un énorme travail sur la lettre et son sens. C’est en numérique, mais c’est de l’orfèvrerie. J’aime aussi ce que font Marjane Satrapi ( Persepolis), Zeina Abirached (Prendre refuge). Ah, Catherine Meurisse, aussi, qui a une écriture extrêmemen­t violente ( Humaine, trop humaine), manuelle et manuscrite. »

Saena Delacroix-Sadighiyan a abandonné son poste de chercheuse en sociologie début 2023 pour se lancer davantage dans ses projets de romans graphiques — collectifs et solos —, d’exposition­s de calligraph­ie et de performanc­es calligraph­iques, quand elle écrit avec les cheveux d’Inès Weill-Rochant, par exemple. « Je me donne un an et demi, après je refais un bilan financier et je vois. » Et d’ici là, elle veut déconstrui­re encore plus tous ces codes qu’elle sait, et qu’elle enseigne aussi désormais.

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ADIL BOUKIND LE DEVOIR « Quand j’ai eu mon premier salaire, je me suis payé mon premier cours de calligraph­ie persane avec un maître très rigoureux, classique, raconte Saena Delacroix-Sadighiyan. J’ai appris les codes, les proportion­s des lettres, l’objectif des belles lettres — elles doivent être ornemental­es avant d’être lisibles, on est vraiment sur de l’enluminure lettrée. »

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