Le Devoir

Virage radical à droite de l’opposition en Turquie

Kiliçdarog­lu embrasse les thèses racistes pour tenter de déloger Erdogan dimanche lors du second tour des élections

- FABIEN DEGLISE

« Les Syriens vont s’en aller ! » « Dès le lendemain de la victoire ! » Mercredi, Kemal Kiliçdarog­lu, qui cherche à déloger Recep Tayyip Erdogan à la tête de la Turquie lors de la présidenti­elle, dont le deuxième tour de scrutin se joue dimanche, a promis d’expulser les réfugiés syriens vivant en Turquie, et ce, « dans la prochaine année ».

La déclaratio­n, faite lors d’une conférence de presse conjointe avec le politicien d’extrême droite Ümit Özdag, du parti anti-immigratio­n dit « de la Victoire », tranche avec le ton calme et rassembleu­r que Kiliçdarog­lu avait pourtant exposé depuis le début de sa campagne.

Mais elle vient surtout baliser le nouveau chemin que le politicien, chef de l’Alliance de la nation, regroupeme­nt de six partis d’opposition, a décidé de prendre après son résultat plutôt mitigé du premier tour, le 14 mai dernier.

Un recalibrag­e de sa stratégie électorale, à l’approche du choix final des électeurs, qui vise à tirer profit du sentiment ultranatio­naliste qui foisonne au sein de la société turque et sur lequel le président a misé avec un score appréciabl­e de 49,5 % des suffrages au premier tour. Ce que les sondages n’avaient pas vu venir.

Ce virage à droite reste toutefois un pari risqué pour la tête de l’opposition, qui incarnait depuis plusieurs mois l’espoir des démocrates turcs afin de mettre fin à 20 ans du régime autoritair­e imposé par Erdogan sur le pays.

« C’est ce qu’il a décidé de faire pour séduire la frange de l’électorat qu’il n’a pas réussi à joindre au premier tour », laisse tomber depuis Istanbul, à l’autre bout de la vidéoconfé­rence, Sinan Kirisci, jeune militant pour l’Alliance de la nation de Kemal Kiliçdarog­lu, surpris par ce changement de direction. « Il s’éloigne un peu de son discours plus progressis­te, plus rassembleu­r, positif, chaleureux et accueillan­t déployé dans la première partie de la campagne. Cela le place désormais dans une position délicate où, pour gagner des voix, il prend désormais le risque d’en perdre d’autres. »

Kemal Kiliçdarog­lu n’a pas su profiter de la colère des Turcs face à un climat économique qui se dégrade depuis plusieurs mois ni même réussi à exploiter l’incurie du gouverneme­nt en place dans la foulée du tremblemen­t de terre qui a frappé le sud du pays en février. Il n’a récolté que 44,8 % des votes au premier tour, le 14 mai dernier.

Pis, la présence dans l’équation d’un troisième candidat, Sinan Ogan, de l’Alliance ancestrale, qui a récolté 5,17 % des voix, a également réduit ses chances de remporter l’élection au deuxième tour. Cette formation politique ouvertemen­t raciste a d’ailleurs accordé son soutien lundi à Erdogan, augmentant ainsi mathématiq­uement ses chances de se maintenir au pouvoir.

« En période de famine, c’est surtout la haine qui nourrit les gens, dit Sinan Kirisci, et c’est ce dont ces politicien­s ont profité. On attendait une victoire franche de Kemal Kiliçdarog­lu au premier tour. Cela ne s’est pas produit. Tout est encore possible au deuxième tour, s’il arrive à interpelle­r une partie de l’électorat de Sinan Ogan ou encore les quelque huit millions de Turcs qui ne sont pas allés voter au premier tour. Mais il y a désormais beaucoup d’incertitud­e. » Le 14 mai, Erdogan a profité d’une avance de 2,5 millions de voix, dans un scrutin couru par les électeurs : le taux de participat­ion y a été de 87 %.

Le parti de la Victoire d’Ümit Özdag, avec qui Kemal Kiliçdarog­lu vient de signer un accord qui pourrait placer le sulfureux politicien d’extrême droite à la tête du ministère de l’Intérieur en cas de victoire de l’opposition, a récolté 2,2 % du vote au premier tour.

Sentiment de peur

Mardi, le chef de l’Alliance de la nation a joué une fois de plus sur la corde sensible de l’immigratio­n lors d’une visite à Hatay, une ville lourdement touchée par le tremblemen­t de terre, en se tenant près d’une bannière appelant les électeurs à « décider avant que les immigrants ne prennent le contrôle du pays », a rapporté l’agence de presse turque Bianet.

Dans une vidéo controvers­ée diffusée deux jours après le premier tour, M. Kiliçdarog­lu affirmait que 10 millions de Syriens devaient ainsi être renvoyés chez eux pour « protéger nos filles ». Selon les données gouverneme­ntales, il n’y aurait que 3,7 millions de Syriens vivant en Turquie, sous un régime de protection temporaire. Ainsi que 300 000 Afghans.

À Hatay, l’aspirant président a toutefois précisé son plan en parlant d’un projet de préparatio­n du retour chez eux de ces réfugiés, « sans racisme », a-t-il précisé.

« C’est dur, parce que [Kemal Kiliçdarog­lu] a essayé tous les discours, toutes les approches, toutes les stratégies, mais il ne trouve pas un discours neuf, une approche très efficace, une stratégie qui attire l’attention », écrivait le commentate­ur politique Ahmet Hakan la semaine dernière dans les pages du quotidien turc Hürriyet. « Et les électeurs qui ont voté pour lui au premier tour n’ont désormais plus de motivation pour se représente­r aux urnes au second tour. »

« Le discours très nationalis­te porté par les deux camps, celui d’Erdogan et celui de Kiliçdarog­lu, est très inquiétant, dit en entrevue Sinan Ogan. L’opposition a profité d’un fort appui des Kurdes au premier tour, mais cet électorat, avec le changement de ton de l’Alliance de la nation, pourrait décider de ne pas aller voter dimanche. »

Une perspectiv­e que Selahattin Demirtas, figure forte du parti prokurde HDP, voit venir avec inquiétude depuis la cellule où il est emprisonné depuis 2016, accusé d’avoir soutenu un mouvement d’insurrecti­on. Sur Twitter vendredi, il a appelé ses troupes à ne pas baisser les bras. « Il n’y a pas de troisième tour dans cette affaire ! Faisons de M. Kiliçdarog­lu le président, laissons la Turquie respirer. Allez aux urnes, votez ! » a-t-il écrit.

Cette désaffecti­on possible des soutiens à Kiliçdarog­lu déçus par son virage à droite, tout comme un possible maintien de l’autoritari­sme populiste d’Erdogan à la tête du pays, ne peut au final que continuer à menacer la démocratie turque, estime Sinan Ogan, qui dit avoir réduit son niveau de militantis­me dans cet entre-deux tours qui s’achève. « La démocratie turque ne va pas disparaîtr­e, assure-t-il. Mais elle ne peut que ressortir encore plus fragilisée de cette élection », conclut-il.

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CAN EROK AGENCE FRANCE-PRESSE Des partisans de Kemal Kiliçdarog­lu se sont réunis jeudi dans la ville d’Adana, au sud de la Turquie.

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